Musique, son, lieux de hasard : l'envers du visible
JEAN-PHILIPPE VELU

Jean-Philippe Velu nous présente ses réflexions sur les relations entre espace, lieu et son au travers de sa pièce L'Envers du visible, réalisée dans une carrière et d'autres travaux en cours de réalisation : comment le lieu et ses différents aspects peuvent-ils se transposer en composition musicale ?

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L’Envers du visible, fantasmagorie sur l’allégorie de la caverne de Platon, est un spectacle qui a été réalisé dans une carrière souterraine, la carrière Delacroix, située en région parisienne. C’est en 1983 que l’archéologue Marc Vire découvre deux documents relatant l’existence de carrières appartenant à M. Delacroix, un notaire parisien. Les notes, datées de 1821 et 1822, narrent dans ses moindres détails une expérience unique de conservation de grain dans cette cave. Le vin remplacera le grain, puis la carrière deviendra champignonnière, et servira au stockage d’armes allemandes. Cette carrière est tout à fait représentative du type d’exploitation en région parisienne à partir du 19e siècle.

On y rentre par un orifice un peu étroit, qui débouche sur la partie principale de la carrière. La partie visitable est formée de vastes galeries (4 mètres de large par 4 de haut), avec en son centre, une cloche maçonnée (pour l’extraction de pierre) de 7 mètres de diamètre et 14 mètres de haut. Trois anciens silos à grain sont présents, dont un en très bon état et d’une profondeur de 5 mètres.

Plan superposant plan masse des bâtiments et plan de la carrière souterraine


Dans cette présentation du spectacle L’Envers du visible, je commencerai par – succinctement – contextualiser ce type d’expérience dans l’évolution des espaces de performance musicaux et théâtraux. Cette courte introduction faite, je parlerai du rôle du fil d’Ariane dans le spectacle et de l’influence des corps/objets sur notre perception de l’espace de représentation. La problématique sera ainsi posée : comment construire un spectacle, non pas à partir d’un texte, mais à partir des caractéristiques d’un lieu ? Nous poursuivrons sur une synthèse des textes et références littéraires utilisées pour L'Envers du visible, de leur incidence voulue, contrôlée, en vue de la réalisation du spectacle, et je conclurai sur les principes de mise en scène qui ont été développés.


Parler de la réalisation d’un spectacle sonore dans un lieu de hasard (espace non prédestiné au spectacle)Ce concept a été plus particulièrement développé par le metteur en scène Patrick Melior et mis en pratique par son Théâtre Alcyon.
« Un spectacle dans un site naturel est toujours une expérience singulière. La surprise, qui est un ressort dramatique traditionnel, s'amplifie d'étrangeté. Il est des lieux qui troublent l'esprit. C'est ce que l'on recherche. Donner aux spectateurs le sentiment de vivre un événement unique, faire comme si le spectacle était conçu pour lui, personnellement, comme s'il était le fruit du hasard, d'une rencontre heureuse, un petit miracle. Mais cela exige que le spectateur accepte un certain inconfort (l'alternance assis-debout dans les cérémonies religieuses est une façon de répondre à cette question). Il faut aussi qu'il accepte de ne pas être consommateur “du produit spectacle”, accepte la vision partielle, accepte que l'autre voit autre chose etc. »
, implique tout d’abord de se situer dans l’histoire des lieux de représentation. Pour commencer, rappelons que les sociétés traditionnelles n’ont pas (ou très peu) d’espaces architecturés destinés à la réalisation de leurs rites. L’environnement immédiat devient scène du rite : rivière, arbre, rocher, grotte, tente. Ces rites ne sont pas exportables et dépendent de leur paysage immédiat (paysage physique, culturel, social). Ces sociétés traditionnelles utilisent les caractères singuliers de leur environnement (réverbération, échos, formes, parcours). Dans ces rites, la participation de tous les membres de la société est totale et la différenciation entre le « musicien » et l’auditeur est inexistante. Ces principes rompent radicalement avec ceux de notre société contemporaine individualiste, où les problématiques sociales, politiques, économiques sous-tendent une majeure partie de la création artistique. Cette évolution pourrait s’expliquer par une sédentarisation politisée de l’espace de représentation, celui-ci devenant, au cours du temps, l’apanage du politique. Ceci pourrait s’expliquer par la capacité du théâtre à transmettre des messages au plus grand nombre. Un des exemples les plus saisissant est la scène d’opéra, qui deviendra un véritable pendant de la scène politique, avec des codes de représentations prononcés de chaque côté du rideau. Aussi, l’évolution des espaces scéniques, sera fréquemment confrontée à la problématique de séparation entre l’actif (le comédien, le musicien) et le passif (le spectateur), et les modèles d’architecture (devenus eux-mêmes des signifiants politiques) renforceront cette dislocation. Ainsi, au début du 20e siècle, le contexte du concert conventionnel exaspère un certain nombre d’artistes. Luigi Russolo, dans L’Art des Bruits (1913), brossera la salle de concert comme un vaste dortoir ou les spectateurs sont plongés dans une pâmoison stupide et religieuse.

Au milieu du 20e siècle, le concert, le spectacle, va sortir – presque subrepticement – de son écrin, pour rencontrer les lieux non prédestines à la représentation. Ce processus d’expérimentation trouvera néanmoins plus d’émules chez les compositeurs que chez les metteurs en scène. Boulez, Stockhausen, Xénakis, trouveront, dans le lieu de hasard, un nouvel espace d’expérimentation. Le compositeur, en sortant de l’espace conventionnel du concert, va se confronter à de nouvelles problématiques : comment spatialiser la musique, comment créer une dramaturgie musicale autour du lieu, quelles sont les interférences entre son, espace, corps et postures.

C’est la confrontation des codes de compositions et de mise en scène avec des espaces vierges aux caractéristiques originales. Il faut ici repenser la musique en fonction du lieu. Repenser la relation auditeur-spectateur et la relation au corps sonore. Dans ce type d’expérience la perception du lieu est modifiée et les corps influencent l’espace. Cette démarche diffère des expériences théâtrales conventionnelles qui, usuellement, partent du texte pour définir un espace approprié à la représentation. Or ici le lieu peut engendrer la représentation. La problématique se posant ainsi : comment le lieu peut il générer de la composition, et comment les corps (visuels, sonores) déforment-ils notre perception de l’espace ?

Osons une métaphore avec la théorie de la relativité générale d’Einstein : ici les astres, les corps, modifient les propriétés de l’espace : ce dernier se « déformant » selon les caractéristiques des corps venant y prendre place.

Aussi, en poursuivant cette réflexion sur le spatial, nous pouvons avancer le raisonnement suivant : si le texte littéraire contient de l’espace, le lieu contiendrait du mot, du verbe, un sens, un imaginaire.

Ces considérations faites, revenons à la carrière Delacroix, cet espace obscur, immersif, qui rappelle d’emblée la caverne originelle et primitive. Cet espace fort en connotation et empli de « nature/culture » trouva un écho intuitif mais certain dans L’Allégorie de la caverne de Platon, dont voici un extrait :

« Figure-toi des hommes dans une habitation souterraine en forme de caverne. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés de sorte qu’ils ne peuvent regarder que ce qu’ils ont en face d’eux.
La lumière leur vient d’un feu allumé à une certaine distance. Entre ce feu et les captifs s’élève un chemin le long duquel des hommes passent. Parmi eux, certains parlent d’autres se taisent.
Et que se passerait-il si la caverne avait un écho ? Chaque fois qu’un de ceux qui passent se mettrait à parler, ils penseraient que celui qui parle n’est autre que l’ombre qui passe. »


Afin de ne pas tomber dans une illustration de texte, il s’agit de prendre celui-ci comme une matière première, qu’il faudra modeler, sculpter, selon les exigences du lieu. Pour se faire, il faut procéder à des circonvolutions, enrichir nos visions sur ce qu’est un espace – souterrain. Aussi, le recours à des domaines de connaissance comme l’anthropologie, la cosmogonie, a permis de mettre en exergue le rôle de la caverne dans les mythes de la création du monde. Quelques « histoires » ont particulièrement retenu mon attention, comme le mythe des Hopi d’Amérique. Ce peuple imaginait que les premiers hommes vivaient originairement sous terre. Pour sortir de leur caverne, ils plantèrent deux arbres et quelques roseaux qu’ils enchantèrent avec leur musique (y voir ici la symbolique du tambour et de la flûte), puis se servirent de ces arbres comme d’une échelle et sortirent par une ouverture pratiquée dans le plafond de la caverne. Un oiseau moqueur assis auprès de l’issue, entonnait des chants par lesquels il déterminait, pour chacun des arrivants, le langage et la tribu qui lui correspondait. Lorsque le répertoire de ses chants fût épuisé, aucun des autres hommes ne put sortir de la caverne…

Cet arpentage dans les mythes nous montre l’homme, habitant de la caverne originelle. La situation spatiale et psychologique qu’implique une telle situation, est quelque peu différente de celle qu’entrouvrent certains auteurs plus récents comme Victor Hugo, qui, dans Les contemplations, montre l’homme habité par sa propre caverne, avec « toutes ces pierres qui y crient ».

L’empilement, la juxtaposition de références, de visions, m’a permis de penser le corps sous différents aspects. Le corps prison, le corps vibration, le corps échos. Mais comment faire le lien entre cette multitude d’images – que j'appellerai malignement des « corps pensés » – et le corps vécu, c'est-à-dire le corps-temps du spectacle ? Le point de jonction est l’espace physique, c'est-à-dire le site. Car utiliser un lieu pour un spectacle implique une étude raisonnée : analyse topographique, sociale, morphologique, acoustique. Ici, l’analyse acoustique de la carrière Delacroix s’est révélée particulièrement fructueuse. Le protocole d’analyse s’est déroulé en plusieurs temps. D’abord, une « écoute » non dirigée du site : écoute du silence et des résonances (voix, pas). Puis une écoute dirigée jouant sur différentes spatialisations et fréquences (que se passe t-il lorsque l’on déplace les sources sonores dans l’espace, quels phénomènes acoustiques rencontre t-on, comment les timbres se modifient-ils ?). L’ensemble de ces tests oriente vers une appréhension du lieu plus subtile. L’enjeu n’étant pas de « forcer » le site, mais plutôt d’aller à sa rencontre, d’en saisir les originalités.

La rencontre du lieu avec le(s) texte(s) implique également une prise de position. Concernant l’allégorie de la caverne et les mythes de création du monde, il fallait en saisir l’aspect moderne, susceptible d’éveiller chez le spectateur une réflexion. Selon Platon, l’image s’invite dans le réel ou elle n’a pas à être. Nous pourrions tout à fait être ces prisonniers enchaînés, non pas aliénés et dupés par des ombres qui parlent ou se taisent, mais par toutes ces images aveuglantes et vociférantes qui nous entourent. L’homme n’est pas né dans un chou, mais dans une caverne obscure et les mythes de création nous plongent dans les ténèbres de notre conscience. En ce sens, l’ombre est une part inaliénable de notre nature culture. Peur du noir, de la nuit, et « Dans notre civilisation qui met la même lumière partout, qui met l’électricité à la cave, on ne va plus dans la cave avec un bougeoir à la main. Mais l’inconscient ne se civilise pas. Il prend le bougeoir pour descendre au caveauGaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Puf, réedition 2004, p. 36.. »

Il me semblait donc essentiel de traiter le rôle de l’image et ainsi d’inviter le spectateur à redécouvrir la part d’ombre inhérente à notre nature culture et de re-saisir les enjeux d’un parcours allant, cette fois, de la lumière vers l’obscurité. Les principes de mise en scène, découlant de cette prise de position, ont été multiples.

Tout d’abord, il s'agissait de redonner au spectateur une position active par la déambulation. Guidés dans ce dédale obscur, les spectateurs se retrouvent entourés d’ombres sonores, de corps dématérialisés, qui vont jouer avec les sens (ceux du corps, mais également ceux du lieu).

Un paradoxe s’établit entre la visite objective du lieu – le guide donnant une vision réaliste du lieu – tandis que les ombres vont en décaler le sens réel. Leur objectif étant de taquiner les spectateurs en vue de les inviter à réfléchir sur l’ombre (sonore, visuelle) plutôt que sur la lumière. Ce type déambulation, sorte de voyage acousmatique, remet en éveil le processus d’écoute et redonne au spectateur une attitude active.

Le guide de la carrière dirige les visiteurs vers une manivelle qui sert à remonter des blocs de pierre. Il l’actionne. Au même moment, une musique d’Yvette Horner se fait entendre en dehors de la salle.

Les principes de  composition musicale ont également été produits à partir du site et des analyses qui en ont été faites (repérage de la réflexion des ondes, de l’absorption des parois, de la diffusion de l’état des surfaces, de la focalisation par les surfaces courbes, de la diffraction à travers des trous et des réfractions quand le son traverse un mur).

Modelisation 3D d’un silo en vue de l’étude des phénomènes de flutter echo et des harmoniques. L’étude a révélé – ce que nous avions d’ailleurs découvert intuitivement – que le silo se met en « vibration » sur une fréquence de 293hz.

Représentation schématique d’une expérience in situ dans un silo. Deux sources sonores, l’une placée en haut, l’autre placée en bas, diffusent tour à tour des fréquences glissantes. Cette expérience à permis une création sonore utilisant les caractéristiques acoustiques intrinsèques du silo.

Une partie des objets sonores étaient, ainsi, issus du site : pierres, cailloux, remblais. Une taxinomie a été mise en place : comment résonne une pierre lorsqu’on la fait tomber, lorsqu’on la frotte, la jette, la casse ? Puis, comment la faire tomber, la jeter ou la frotter ? Cette expérience à ainsi fait re-naître un type d’instrumentiste : le lithiste.

L’idée est d’utiliser le lieu comme une vaste caisse de résonance, un corps à faire vibrer. « Le son n’est plus simplement son, mais lecture de l’espaceLuigi Nono, Livret programme, Festival D’automne à Paris, Contrechamps, Paris, 1987.. »


Cette mise en vibration passe également par l’éclairage, avec une attention particulière à la perception psychologique de la couleur : des ambiances à dominante chaude pour les zones d’arrêt des spectateurs et à dominante froide pour les zones de passage. Ainsi, la lumière a été utilisée pour mettre en éveil des zones d’ombre, et ce afin de rendre compte de la même logique : la lumière n’est pas faite pour écraser le réel mais pour rendre compte de l’envers d’un visible.


1. Les spectateurs (zone rouge) devinent une ombre qui parle au loin.
2. Installation sonore : des gouttes d’infiltration, qui mettent plusieurs mois à traverser les couches de sédiment, font sonner l’espace en tombant dans des réceptacles en acier.


En conclusion, ce type d’expérience in situ, nous montre à quel point la relation au lieu, dans le contexte d’un spectacle musical est d’une importance cruciale. Des questions essentielles comme la relation spectateur-musiciens, comédiens, sont abordées avant tout en regard du lieu. De même, la question de la déambulation permet d’envisager l’espace en mouvement, et non plus comme une enveloppe fixe où le spectateur est figé. Si ce type de spectacle total implique des risques, il a pour avantage de remettre en question les relations aux corps dans la création artistique.

Jean-Philippe Velu est architecte, musicien et photographe.