Le souci de l'efficacité
CÉLIO PAILLARD

Outils pratiques, objets performants, accessoires indispensables, services utiles, optimisation de la gestion, du contrôle, exploitation du temps, de l’espace, de tous les moyens disponibles… La rationalisation perpétuelle de notre société est-elle un progrès ? Peut-on vivre protégé du hasard, à l’abri des circonstances ?

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Je sors de chez moi et m'engouffre dans le métro. Je quitte mon cocon confortable et protecteur pour me confronter aux agressions urbaines, aux sollicitations et aux perturbations dues à ce qui se passe, mais dont je préférerais qu’elles ne soient pas. J'aimerais que mes trajets se déroulent idéalement et, prévoyant le temps qu'il me faut pour me rendre sur mon lieu de travail, économiser quelques minutes de sommeil ou savourer mon troisième café – celui que j'apprécie tout particulièrement. Et je voudrais surtout éviter, retarder, amoindrir l'effet, le trouble, l'angoisse, la perplexité qu'engendrent tous les accidents de la vie – face auxquels je ne sais pas réagir, car ils ne devraient pas se produire – avant de m'atteler à une rude et laborieuse journée, où j'aurais à régler tant de problèmes – et puisque beaucoup ne sont pas de mon fait, je ne vois pas pourquoi leur solution devrait être de mon ressort. Pour être en situation de réagir et de répondre aux aléas du métier, je souhaite éviter tout dérèglement inopiné et incontrôlable.

Je ne sors qu'équipé.

J'écoute ma musique au casque, je poursuis ma conversation au téléphone et organise les temps futurs, je réponds à mes messages et envoie des mails, je nourris mon mur, j'écris des tweets et des posts, je suis les infos en continu, je regarde le dernier film que j'ai téléchargé, je joue au solitaire. Je parcours un journal gratuit, je m'attarde plus sur les payants. Je corrige des devoirs ou des rapports. Je prends des notes. Je prépare mon prochain projet. Je m'abîme dans ma lecture du moment, que le sommeil a malheureusement interrompu hier soir, et je m'accorde ainsi un plaisir sinon par trop délimité, je l'exporte dans l'espace public, je jouis du dedans dans le dehors.

Je ne suis pas là, avec vous, je suis dans mon monde.


Autour de moi, je ne vois se produire que les accidents, erreurs, transgressions, catastrophes, cataclysmes, tout ce qui constitue la trame des événements, qui ne devraient être qu'exceptionnels, selon la théorie de l'information, mais qui s'insinuent également à chaque moment de mon existence. Détournant Virilio, j'ai l'impression que l'essence des choses réside dans leurs accidents.

Et ce n'est pas être paranoïaque que de dire cela, ce n'est que le constat de la déception répétée, à partir du moment où on s'aperçoit que les choses ne correspondent jamais aux mots qui les désignent. Les choses ne sont pas ce qu'elles sont. Ou plus précisément : elles ne sont pas ce qu'on a prévu qu'elles soient. Toute anticipation est vouée à l'échec (en quoi elle peut servir à s'ajuster), ou à n'être qu'une projection, visant plus loin, un ailleurs de ce qu'elle prétend saisir, une idée plutôt qu'une description.

Au lieu de chercher à saisir la réalité telle qu'elle se présente, selon les circonstances (particulières) dans lesquelles elle m'apparaît, j'essaye de la connaître en toutes circonstances. Je la découpe en tranches que j'analyse finement, et j'en extrais la substantifique moelle. Je veux la décortiquer, l'expliciter, la maîtriser, avoir barre sur elle. Je veux la délimiter, la circonscrire, pouvoir l'embrasser du regard pour la surveiller. Je crois être non seulement indépendant de la réalité, mais que celle-ci est indépendante de moi.

Si j'aimerais toujours mieux savoir réagir à la réalité, c'est parce que je l'imagine extérieure à moi. Quand je la pense complémentaire à ma vie, je veux qu'elle reste à sa place. Quand je la vois englobante, je me bats pour que l'infini du dedans s'impose à l'infini du dehors. Je suis en concurrence pour le monopole de la vie ; je me réserve cette qualité, bien que je la concède de temps en temps à la nature, au nom des liens qui nous unissent, et pour me donner bonne conscience.

Mais je n'imagine pas l'octroyer à l'environnement dans son ensemble, ça ferait trop de possibilités, de surprises et d'inventions, je ne saurais plus à quoi m'attendre, ni donc ce sur quoi me reposer. Je préfère ignorer ces éventualités, pour me fixer une ligne de conduite. Mais, pour que celle-ci ne se brise pas, encore faudrait-il que la réalité ne me déçoive pas, qu'elle ne prenne pas une place prépondérante dans ma vie, au-delà du cadre déterminé où j'aimerais pouvoir la cantonner.

Il ne s'agit pas de savoir quelle place elle prend – ce n'est pas de mon ressort – mais de déterminer quelle place je lui reconnais. Je la forme à travers la connaissance que j'ai d'elle, une connaissance parcellaire pour être opérante, qui retient ce qui m'arrange et l'érige en vérité, en idéal, en la sortant de son contexte et en ignorant ses conditions d'apparition.


Tout ce qui ne m'intéresse pas est relégué en un bruit de fond inaudible et informe. Je fais « comme si de rien n'était » sans même m'en apercevoir. J'ignore tout ce qui me semble inopportun et tiens pour négligeables les accidents circonstanciels. Et c'est d'autant plus facile à faire que de tels accidents se produisent continuellement, mais apparemment de la manière la plus anarchique et insensée (parce que je ne les considère pas). Il y en a tant qu'il me serait impossible de tous les prendre en compte, sauf à agir comme un enfant, passant d'un émerveillement à l'autre, sans s'inquiéter d'une quelconque performance, indifférent au temps, et sans le moindre programme à respecter.

Et pourquoi devrais-je attribuer un sens à ce qui me semble si normal, si naturel que je suis même incapable de le penser ; à ce qui se mélange imperceptiblement dans le magma indéfini du bruit de fond ? Je ne perçois pas la dimension culturelle, historiquement construite, de ces évidences. Elles sont si profondément enracinées qu'elles constituent le socle solide de la plupart de mes réflexions, le terrain inépuisable qui en nourrit le développement, l'air de rien.

Ce n'est pas que j'ignore la complexité des choses, bien au contraire, j'en ai presque trop conscience ; mais j'ai beau me la représenter, je ne peux pas la vivre sans me trouver paralysé, cantonné à un rôle d'observateur, incapable de suivre tout le spectacle, ce spectacle total et permanent auquel je souhaite ardemment prendre part, puisque cela conditionne et garantit ma place dans la société.


Et puisque dans son économie, tout autant que dans celle de ma vie, l'action joue un rôle prépondérant, que celle-ci est assujettie par des objectifs qui ne peuvent être remplis que sous certaines conditions, déterminées à l'avance, je m'applique à les rendre effectives en les extrayant du fonds de la réalité où elles sont en réserve. Je les distingue, je les adapte, je polis leurs aspérités, je ne garde que ce qui me convient, ne pensez pas à mal, je réduis la complexité à quelques caractéristiques, caricaturées pour être digestes. C'est une étape provisoire pour aller de l'avant, des outils conceptuels qui ne recouvrent pas les choses mais qui sont bien pratiques, si on se projette un peu vers l'avenir, si on est un minimum porté, au fond de soi, par l'envie de réussir.

J'ai besoin de prévoir et de m'organiser. Je veux être prêt, quoi qu'il advienne. J'ai bien compris que tout peut se passer, mais c'est un tout que j'espère connaître à l'avance, un tout qui n'est pas l'absolu du hasard, mais la relativité des lois de la probabilité, dont je suis l'auteur ou l'interprète studieux. Ce tout n'est pas infini mais contingenté par mes désirs.

Je n'accepte des circonstances que celles de ma vie, et non celles de l'environnement. Ce dernier me permet d'exister, comme c'est le cas depuis les débuts de l'histoire, aussi loin qu'on puisse se le figurer. Mais il ne doit pas excéder ce rôle et manifester exagérément sa présence. Je veux le tenir à distance, en retrait, afin qu'il reste neutre, indifférent, qu'il n'empiète pas sur ma vie à travers des accidents malencontreux qui m'obligeraient à aménager mes plans ou, pire, à les modifier.

Je ne parle pas de la réalité comme d'un vécu mais comme d'une idée, voire, puisque j'espère qu'elle lui correspond, comme d'un idéal. Cela me permet de mettre à part ou, plus simplement, de négliger tous les événements inattendus qui pourraient entraver mon élan ; de me consacrer à mon propre mouvement en déniant que celui-ci se développe dans un contexte lui-même en perpétuelle transformation. Je préfère la réalité telle que je l'imagine plutôt que telle que je la subis.


Au diapason de mon temps, je me targue d'avoir l'esprit pratique. Convaincu par la propagande des experts et des éditorialistes chevronnés, je considère le pragmatisme comme une qualité essentielle. N'en déplaise à Barthes, je suis un adepte du bon sens, dès lors qu'il va dans la direction que je me suis fixée. À l'opposé de quelques doux rêveurs, espèce en voie de disparition, je ne suis pas enchanté par l'imprévu. J'ai d'autres chats à fouetter et des choses plus importantes à traiter. Les promesses doivent être respectées, les délais tenus, les trains arriver à l'heure.

Constamment occupé, je suis l'homme pressé et je ne souffre pas d'attendre. Je suis habité par le souci d'efficacité. Je veux faire les choses vite et sans délai, et cela requiert une gestion efficiente et une organisation sans faille. La performance est le maître mot, et tout ce qui peut y concourir est le bienvenu.

C'est en cela que les technologies s'avèrent utiles : en systématisant des gestes et des pratiques, elles opèrent des raccourcis qui font gagner du temps et éliminent quasiment tout risque de déviance. Méta-outils intégrant et compilant des procédures complexes auparavant décomposées, elles imposent leur mode d'emploi, qu'il est impossible de détourner, quand on a décidé de s'en servir. Il n'est plus nécessaire de comprendre comment ça marche, il suffit de savoir les faire fonctionner. Et c'est plus simple, car elles sont souvent conçues sur le même modèle.

Mieux : par la grâce du numérique, au gré des inventions des fournisseurs de services, elles accomplissent inéluctablement le fantasme de Turing. La machine universelle pourra prendre en charge l'ensemble de nos vies grâce à toutes les applications ad hoc : rappel de rendez-vous, suggestion de bars ou de restaurants, conseils en tous genres, assistance permanente pour affronter les aléas de la vie, avec succès (c'est important !). Jusqu'aux rencontres amoureuses, facilitées par des sites dédiés, et par de possibles fonctionnalités de Facebook & co. qui, un jour peut-être, permettront d'associer à un passant croisé dans la rue, son statut de célibataire ou de personne engagée, ses goûts et aspirations, et toute autre information qu'il aura bien voulu divulguer – ou qu'il n'aura pas pris la précaution de protéger.


Certes, tout cela ne préserve pas des surprises éventuelles, mais en atténue beaucoup les effets en les rendant hors de propos. Elles se situent dans un niveau de réalité que je finis par ne plus voir, à force de ne pas m'y intéresser. Puisque je ne peux contrôler la réalité telle qu'elle se produit, je préfère ne pas m'en soucier. Elle peut bien exister, peu m'importe, car je jouis de ma vie en échafaudant des mythes. Comme dirait Barthes : je m'assois sur la réalité pour élaborer mon propre contexte, qui s'inspire d'elle, un peu, juste ce qu'il faut pour légitimer le sens que je lui appose. Je la recouvre par mon monde, et c'est bien la seule réalité qui compte.

Je vous l'ai dit, oubliez le reste : je ne sors jamais sans mon monde, je ne quitte pas mon foyer sans en prendre une partie avec moi. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. La réalité est perlée par les multiples sphères d'intimité que chacun déploie autour de soi comme une protection. Et si l'on observe de loin, au lieu d'un mélange homogène, on découvre une émulsion qui n'a pas pris, comme si les gouttes pressées, agglomérées, refusaient finalement de s'unir.

Car il ne s'agit plus seulement ici de cloisonner notre environnement commun, à coup de croyances, discrimination et concurrence ; il s'agit de le grignoter par les intérêts individuels, de le réduire, de le fragiliser, et finalement de le remplacer par eux. La réalité, ce n'est plus tout ce qui se passe, mais ce que chacun fait. Ainsi, s'il n'y a plus de vie privée, c'est surtout qu'il n'y a plus d'espace public à lui opposer. Le signe d'une vie privée réussie est aujourd'hui sa transfiguration en espace public – c'est le quart d'heure de gloire, ou de « célébrité mondiale », promis à tous par Andy Warhol.

C'est pourquoi il est impossible de se moquer des aficionados de Facebook qui, dans le métro, se retranchent de leur environnement pour livrer aux réseaux des pans entiers de leur intimité. En faisant cela, ils poursuivent une entreprise depuis longtemps engagée, qui parut choquante et cynique au moment de la télé-réalité, mais qui apparaît aujourd'hui comme une évidence : la substitution de notre environnement, du contexte dans lequel nous vivons, par une multitude de parcours privés, fondés pourtant sur des modèles similaires, et en cela tout à fait propres au commerce – pour s'en convaincre, il n'y a qu'à observer la place prépondérante qu'occupent aujourd’hui la publicité et les « informations » dans nos vies, et leur utilisation commune du storytelling pour faire adhérer leur cible aux messages qu'elles véhiculent.


Ainsi donc, ce que j'interpose entre moi et le monde n'est plus une simple limite qui rapproche mon horizon – le casque sur mes oreilles, le livre ouvert devant mes yeux –, ni même une diversion qui change mes perspectives – la musique qui me plaît, une histoire qui me passionne –, mais plutôt une transformation de mon réel et un réaménagement de mon horizon – je veux correspondre à cette personne rêvée, idéale, branchée, que je crois adepte de ces musiques, livres, spectacles, expositions, alors qu'elle n'est ainsi résumée que pour mieux correspondre à une cible marketing.

Mais le storytelling qui soutient les ventes de ces produits culturels est suffisamment efficace et englobant pour agir selon le principe du verum factum, en mettant en branle une prophétie auto-réalisatrice : puisque j'ai fantasmé l'univers associé au produit, j'essaye de le réaliser à travers la consommation que j'en fais. Et si je n'y parviens pas, ce n'est pas parce qu'il est mal conçu, parce qu'il n'est pas au niveau des attentes qu'il a suscité, mais parce que je n'ai pas su en déployer le potentiel, parce que, plutôt que de réaliser la prophétie, j'ai construit, presque malgré moi, une situation personnelle.

Quoi qu'il en soit, cette appropriation est rassurante et me semble en tous points me correspondre, ou correspondre à l'image (flatteuse) que j'ai de moi-même. Je me sens au confort dans et à travers la culture que je consomme ; confortable car je me sens à l'aise dans ce milieu qui m'est familier ; et conforté dans mes choix, car ce qui m'importe y est valorisé. Je m'habille de mes goûts culturels, qui sont à la fois un signe de distinction et d'appartenance à un groupe (fantasmé) duquel je me sens proche. Je n'ai donc pas besoin de prendre le risque d'exprimer des désirs et plaisirs qui apparaîtraient comme véritablement personnels et s'exposeraient ainsi au jugement public (de bon goût), il me suffit de me parer de ces références préalablement qualifiées par la critique ou la mode (c'est lié), de les porter comme une seconde peau qui, par-delà son apparence manifeste, est avant tout un rempart à l'expression de mes goûts – qui, par cette dénégation de leur pertinence se trouvent en quelque sorte externalisés et confiés aux bons offices des faiseurs de tendances.

Mais c'est un travail de chaque instant que de savoir déterminer ce qui vaut le coup (l'investissement) et ce qui ne vaut pas tripette (qu'il paraît difficile de partager). La vie citadine, notamment, déploie tant de sollicitations qu'il faut savoir fermer les écoutilles et ne les ouvrir que lorsque le contexte est approprié. Et c'est précisément pour la conservation de cette échelle de valeurs que mon équipement m'est profitable. Car non seulement il me pare et me protège, mais encore il me nourrit pendant les vastes traversées de l'inintéressante et perturbante complexité du quotidien, à laquelle il substitue le monde que j'ai choisi, la réalité que je reconnaissais si intimement que je n'en imagine pas d'autres possibles. Ainsi, je suis accompagné en permanence par le milieu dans lequel je me sens bien, légitime ; il m'entoure et forme le seul contexte qui m'importe, repoussant aux marges de mon imagination la situation dans laquelle je suis plongé, comme tant d'autres.

Célio Paillard fait partie du comité éditorial de la revue L'Autre musique. Il est docteur en esthétique et enseigne les arts plastiques dans les écoles nationales d'architecture de Paris Val-de-Seine et Versailles. Il est également artiste plasticien et graphiste.