UNE MOUCHE
C.B. MATTHEWS

Extrait de Nobody comes to mary me, C. B. Matthews, 1952, trad. fr. C. B.

Chapitre XXI
Une mouche


Se balançant devant la vieille table en châtaigner, il mordait l’arrière du crayon à papier. La gomme ne l’ornait plus depuis longtemps et avait été remplacée par des empreintes de canines dans le bois filandreux et humide. John avait beaucoup de mal à rester concentré ce jour-là. La petite lucarne au dessus de l’évier était ouverte et laissait parvenir les bruits de la ville. Glissades sur les chaussées mouillées. Frottements du caoutchouc chaud sur le bitume moite… La petite brise balayait le mauvais temps et apportait avec elle les sons des klaxons. Et ceux du conservatoire de musique au coin de l’avenue : gammes et répétitions, les fenêtres ouvertes. Pourtant le papier restait vierge. John mâchouillait, mordillait. Un petit goût de bois mêlé à la salive. Il ouvrait un peu plus la bouche, laissant apparaître ses dents et jouait maintenant du bâton sur ses molaires. Papier. Vierge.

Il soupira, se leva, s’étira, fit quelques pas entre l’évier et la table jaune brancicolante. Releva la manche de sa chemise et regarda sa montre avec effarement. Il n’avait rien écrit et Morty serait là d’ici une heure. Il se rassit. Prit le tabac à rouler qu’il avait l’habitude de mettre dans sa poche arrière. Une petite poignée dans le papier gommé. Il frotta une allumette, repoussa le crayon qui le distrayait, tira une longue bouffée, considéra son papier à musique, recracha la fumée lentement, pour être conscient de sa trajectoire entre ses poumons et le bord de sa bouche. Du revers de sa manche, il balaya la fumée qui stagnait au dessus de la feuille et porta la cigarette à nouveau à ses lèvres. Son papier à musique demeurait d’une impeccable blancheur, sillonné régulièrement de fines lignes noires, suspendues comme lui à cet espace vide.

Montre. Cigarette. Soupir. Une mouche tournait depuis un moment autour de la table. Il l’entendait passer d’une oreille à l’autre, de l’évier à la table de nuit, où restaient quelques miettes du souper sommaire de la veille. Sans doute était-elle passée par la lucarne, juste après la pluie, lorsque John s’était échappé une fois de plus de sa table de travail pour ouvrir. Maintenant elle vrombissait par intermittence et ponctuait les gammes mouillées qui parvenaient jusque dans la chambre. Après une trajectoire erratique, elle se posa sur le papier laissé à l’abandon. Elle se frotta les pattes énergiquement, puis la gueule et la tête, mais jamais avec la même paire de pattes. Elle fit quelques pas, insensible aux ornières, puis s’envola. Qu’avait-il dit déjà à Robert ? Des aéroports à poussière ? Il se souvenait avoir eu cette formule, dont il n’était pas peu fier. « Robert, tes monochromes sont des aéroports à poussière. » Que ce vernissage fut ennuyeux par ailleurs ! Mais les toiles de Robert… C’est pas mal, son travail.

La cigarette contre le cendrier : c’était un combat perdu d’avance. John poussa un peu sa chaise, voûta le dos et ausculta son papier. Des aéroports ! Il scrutait ses lignes parfaitement parallèles. Son œil s’approchait encore, il voyait maintenant chaque aspérité. Le nez collé sur les portées, la lucarne ouverte. Les arpèges infusés, cohue des trottoirs ambulants. Les trous et les bosses, les grains malveillants qui s’étaient glissés dans la préparation du papier, les taches prises au piège. Crissements de l’asphalte, sirènes. Il arrivait maintenant à dissocier l’encre apposée sur le papier. Il distinguait deux volumes, très fins, et leur contact semblait ne tenir qu’à un fil. Goutte à goutte du caniveau superposé aux bavardages passants. Pourrais-je arriver à ce degré de perte, se demanda-t-il ? John s’interrogeait, l’idée qu’il entrevoyait l’inquiétait. Pouvait-il effectivement, laisser la musique s’échapper à ce point ? Pris d’une soudaine angoisse, il se leva : les cent pas du lit à la table. Et Morty qui allait arriver ! Il réajusta un coussin. L’idée insensée qui le traversait lui faisait perdre pied. Il ne savait plus ce qu’il s’agissait de perdre. Lui ou la musique. Elle ou moi. Puis, résolu, convaincu par la mouche, les arpèges et les klaxons, il se rassit. Crayon sur le papier, il nota de sa plus belle écriture le titre de sa nouvelle pièce : un nombre de minutes et de secondes, un aéroport à poussière sonore.

*****

John tirait sur les bords de la chaussette. Il voulait que le café finisse de passer avant l’arrivée de Morty. Il avait laissé sa dernière pièce sur la table mal repeinte, un peu jaunâtre. Un pied était rafistolé avec du câble électrique et le tiroir penchait pour l’équilibrer. Les rayons du début d’après-midi avaient définitivement écarté le mauvais temps et éclairaient le meuble. Ils étaient tous les deux très attachés à cette table, ils l’avaient trouvée avec Daniel dans Stuyvesant Town Street. John ne rajouta pas d’eau. Morty aimait son café serré.

Il regagna la table, replaça machinalement le papier à musique que l’ombre chevauchait. Il ne tenait pas particulièrement à mettre sa partition en valeur, mais il avait dû lire ce geste quelque part, à moins qu'il n'ait vu une attitude similaire au cinéma.

Il enleva le tabac qu’il venait de se mettre sur les lèvres, s’essuya l’index sur le pantalon et, la cigarette à nouveau dans la bouche, ouvrit la porte d'entrée. Morty venait d’arriver.

C.B. Matthews ne nous a fourni aucune information sur son parcours.