Musiques d'ambiance cinématographiques
CÉLIO PAILLARD

Existe-t-il des musiques dénuées de tout aspect spectaculaire ? Peut-on envisager de nouvelles musiques d’ameublement dont l’effet ne serait pas manifeste, mais qui orienteraient la perception vers une expérience cinématographique du quotidien ?

ÉCOUTER LE SON

Je n'avais vu de films de Godard que ceux de sa période Nouvelle Vague. Je craignais que son travail plus récent ne soit exagérément conceptuel, voire abscons, et je me méfiais de certains avis que je trouvais trop enthousiastes, des éloges de ses fans qui le plaçaient sur un piédestal. Mais je ne me permettais pas de critiquer sans avoir vu (allez savoir pourquoi !), et mon intérêt pour l'art contemporain me commanda de tenter l'expérience. J'allais donc voir Notre musique qui passait à ce moment-là sur les écrans.

L'intérêt du film ne m'apparut pas immédiatement. Que m'importait de voir Godard déambuler dans Sarajevo, pourquoi écouter ses réflexions, que retirer de ces scènes oniriques dont je ne comprenais pas la symbolique ? Et quel étrange traitement du son ! Certes, cela sortait de l'ordinaire, et par là même méritait l'attention… Mais cette accumulation de couches sonores sans hiérarchie ni direction affirmée, qui investirent et remplirent la salle dans un télescopage permanent ! Je n'en comprenais pas le sens et cela me semblait excessivement expérimental. Je suspectai le maître d'avoir exagéré les effets afin de rendre son œuvre plus ardue, et d'en réserver ostensiblement l'accès à un cénacle de spécialistes et d'amateurs éclairés… Tout cela pour asseoir un peu plus son statut d'artiste avant-gardiste, refusant toute concession à la mode. Pourquoi faire subir de telles épreuves aux spectateurs ?

J'hésitai à sortir. Mais puisqu'il faut des arguments pour critiquer (étrange conviction !), je me résolus à rester jusqu'à la fin, en espérant que le temps passerait vite. C'est ce qui se passa. Les armes baissées, le film me happa. Je ne prétendrais pas l'avoir compris, ni même restituer justement ce qui en constituait le propos. Mais je m'étais immergé dans la matière sonore, pour n'en ressortir qu'à la fin du film, groggy, sonné, et agréablement flottant. Finalement, l'expérience avait été intense et je souhaitais qu'elle se prolonge en dehors de la salle obscure.



Étonnamment, c'est ce qui se produisit. Alors qu'essayer consciemment et volontairement de prolonger un rêve une fois éveillé conduit, dans la plupart des cas, à s'en détacher irrémédiablement, comme si la volonté entraînait sa désintégration, cette fois je restai plongé, sans effort, dans une sorte d'état d'apesanteur. Pas besoin de me maintenir sur la crête et de bien faire attention à ne pas faire attention pour y rester, il suffisait que je me laisse aller, poursuivant l'élan sans même y penser, car ce n'était pas cet élan qui m'intéressait, mais plutôt les expériences qu'il me permettait de vivre.

Comme si Godard s'occupait maintenant du mixage son de ma vie. Je ne discriminais plus. Tous les bruits m'arrivaient de manière équivalente, sans filtre, mon cerveau ne faisait plus le tri. J'évoluais au cœur d'un magma sonore, assis sur mon strapontin, ligne 1, dans le ventre du métro parisien. J'entendais simultanément les grondements et crissements de la rame, les annonces diffusées par les haut-parleurs, les pas, glissements, frottements, petits chocs ou heurts accidentels, interjections et conversations. Il n'y avait rien d'autre à comprendre que ce que je percevais, non pas les paroles dont je ne saisissais pas le sens, même lorsqu'elles étaient dites en français, mais le spectacle de la vie, que j'observais comme de l'extérieur, alors même que je m'y sentais totalement plongé, et que je m'y ébattais sans peineSans forcer ma nature, pour paraphraser quelques vieux sages chinois., comme un poisson dans l'eau.



Si les sensations qui me submergeaient prenaient un tour inédit, elles n'étaient pas pour autant incongrues. Qu'étaient-elles d'autre qu'une forme branchée de ce que nous sommes nombreux à vivre, dans les cinémas ou ailleurs, après avoir vu un bon film, lu un bouquin palpitant, été transporté par une musique des sphères – bref, lorsqu'une œuvre d'art nous a captivés et entraîné dans son univers, au point d'en avoir altéré nos sensations ? N'est-ce pas cet état qui explique l'attrait d'une bonne part du cinéma d'aujourd'hui, comme ce fut le cas auparavant de la littérature : la promesse d'un dépaysement, le moyen de sortir – provisoirement – de sa condition et d'oublier les tracas du quotidien ? Plus largement, ne peut-on pas observer les états similaires produits par la très grande majorité des œuvres d'art qui occasionnent des changements de perspective chez ceux qui les apprécient – du moins, dès lors qu'elles « fonctionnent » ?

Les Musiques d'ambiance cinématographiques présentées ici ont été conçues pour prolonger l'effet des films diffusés au théâtre Berthelot, programmés par Choses vues lors des Dimanches à Berthelot. Bien qu'elles prennent une valeur différente sur Internet (dans la revue, sous l'interface ad hoc d'un site de diffusion musicale sans perte), elles ont été imaginées comme pièces d'accompagnement, une sorte de « musique d'ameublement »Ainsi qu'Erik Satie considérait certaines de ses pièces qui ne devaient pas être écoutés avec attention, mais plutôt constituer un fond sonore au service d'autres activités. Dans une lettre à Cocteau du 1er mars 1920, il écrit : « La “Musique d'Ameublement” est foncièrement industrielle. L'habitude – l'usage – est de faire de la musique dans des occasions où la musique n'a rien à faire. Là, on joue des “Valses”, des “Fantaisies” d'Opéras, & autres choses semblables, écrites pour un autre objet.
Nous, nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins « utiles ». L'Art n'entre pas dans ces besoins. La “Musique d'Ameublement” crée de la vibration ; elle n'a pas d'autre but ; elle remplit le même rôle que la lumière, la chaleur & le confort sous toutes ses formes.
● La “Musique d'Ameublement” remplace avantageusement les Marches, les Polkas, les Tangos, les Gavottes, etc.
● Exigez la “Musique d'Ameublement”.
● Pas de réunions, d'assemblées, etc., sans “Musique d'Ameublement”.
● La “Musique d'Ameublement” n'a pas de prénom.
● Pas de mariage sans “Musique d'Ameublement”.
● N'entrez pas dans une maison qui n'emploie pas la “Musique d'Ameublement”.
● Celui qui n'a pas entendu la “Musique d'Ameublement” ignore le bonheur.
● Ne vous endormez pas sans entendre un morceau de “Musique d'Ameublement”, ou vous dormirez mal. » (Correspondance presque complète, Paris, Ornella Volta éd., Fayard/IMEC, 2000, cité par le blog Musiques et idées, article du 11 mars 2008, « La “Musique d'Ameublement”, ou le nouveau statut de la musique »)
, adaptée spécialement au lieu préalablement architecturé par les films qui y ont été projetés. Au lieu de se mesurer à eux, dans une concurrence des spectacles, les musiques d'appui ou de complément se reposent sur eux, y prospèrent comme dans un milieu propice, parasites bénéfiques soutenant leur effet pour le faire durer plus longtemps.

Mais puisque celui-ci a déjà été déclenché, l'effort requis pour sa perpétuation est beaucoup plus léger, quasiment imperceptible. Les musiques d'ambiance n'ont pas besoin d'être manifestes, il suffit qu'elles soient disponibles, en réserve. C'est donc un fond sonore qu'il n'est pas nécessaire d'écouter, qui tapisse l'arrière-plan sans se faire remarquer, mais qui, chargé d'événements audio familiers (extraits de la bande-son du film, musiques apparentées), peut servir de relais à la perpétuation de l'effet, voire à son approfondissement. Mais ce peut tout aussi bien être une musique de fond passant inaperçue, au même titre que n'importe quelle « musique de supermarché », d'aéroport, de galerie marchande, ou de bar branché.



Ce refus du spectaculaire n'est pas seulement motivé par un engagement post-situationniste ni même par une réserve de bon aloi, mais bien plutôt par un souci d'efficacité. La situation est ici épousée pour tirer partie de son potentiel et de la charger d'un sens complémentaire, proche sans être identiquePour une explication plus développée de l'efficacité découlant du potentiel de la situation, lire le passage sur « l'opportunisme » dans l'article « En toutes circonstances », et surtout, Le traité de l'efficacité de François Jullien (paris, Grasset, 1997 ou Le livre de poche, 2002), pour une réflexion extrêmement poussée sur les origines et le fonctionnement de cette stratégie dans la pensée chinoise. Son effet est alors d'autant plus puissant qu'il passe pour « naturel », c'est-à-dire qu'il travaille de manière spontanée, et qu'il s'impose à son public sans même qu'il n'ait aperçu les mécanismes à l'œuvre. C'est un travail de sape qui s'appuie sur le cours des choses et en tire sa légitimité.

Célio Paillard fait partie du comité éditorial de la revue L'Autre musique. Il est docteur en esthétique et enseigne les arts plastiques dans les écoles nationales d'architecture de Paris Val-de-Seine et Versailles. Il est également artiste plasticien et graphiste.