Composer avec
les circonstances
CÉLIO PAILLARD

Il est ici question de Sun Zi, de Jean-Claude Van Damme, d’une oeuvre qui serait plutôt un procès qu’une création, et dont le pouvoir de conviction serait d’autant plus fort qu’il est souterrain. Mais, si elle peut s’avérer efficace, une telle position de retrait ne risque-t-elle pas de conduire à un effacement de l’oeuvre ?

ÉCOUTER LE SON

Selon Wikipédia voici un bon début pour un texte d'esthétique, n'est-ce pas ?, « La réalité virtuelle est une simulation informatique interactive immersive, visuelle, sonore et/ou haptique, d'environnements réels ou imaginaires. La finalité de la réalité virtuelle est de permettre à une personne (ou à plusieurs) une activité sensori-motrice et cognitive dans un monde artificiel, créé numériquement.Wikipedia.fr, article « réalité virtuelle », consulté le 25/09/2012 à 16 h 07. »

Scott Fisher, ingénieur au MédiaLab du MIT, promoteur de ces « nouvelles technologies » les décrivait sous le terme de « téléprésence », lors d'une conférence à Paris en décembre 1992 Le texte a été retranscrit sous le titre « L'après-simulation » dans le numéro 4 de la Revue virtuelle, « Réel-virtuel », 09/12/1992-24/01/1993.

« Téléprésence est le terme générique utilisé pour décrire toute expérience réalisée au moyen d’un ensemble de technologies, qui procure l’impression d’être physiquement présent en un lieu ou un temps différent de ceux dans lesquels on se trouve en réalité. La notion de présence est ici essentielle : elle fait référence aux multiples capacités humaines de perception de l’espace et du temps, qui se fondent sur des repères psychologiques ou physiologiques. Dans un monde virtuel, l’immersion sensorielle — c’est-à-dire le fait de plonger l’utilisateur dans un environnement sensoriel qui reproduise des paramètres du monde réel — est une condition préalable à la sensation de présence. […]
Les expériences de téléprésence ont en commun plusieurs caractéristiques clés. Tout d’abord, elles supposent l’immersion physique de l’utilisateur dans les images, condition préalable à la sensation de présence. En second lieu, lorsqu’il a la sensation d’être immergé dans l’espace virtuel, l’utilisateur développe un point de vue subjectif, qu’il peut, par conséquent, contrôler entièrement en fonction des mouvements de sa tête et/ou de ses yeux — autrement dit, il ne dépend plus, comme avec la télévision, des choix du cameraman ou du réalisateur. Enfin, les interfaces utilisées sont multisensorielles : elles produisent des effets visuels et kinesthésiques, mais aussi auditifs, parfois tactiles, et bientôt sans doute olfactifs ou gustatifs. »

Pour créer cet environnement immersif, il faut préparer un dispositif complet : soit une salle équipée d'écrans et de haut-parleurs, soit un harnachement porté par l'utilisateur - « combinaison de données » recouvrant tout son corps pour capter ses mouvements et produire des sensations de toucher, tapis de sol motorisé se déplaçant de manière à compenser la marche, lunettes dotées d'écrans où s'affiche un paysage de synthèse, etc. Il faut, autant que possible offrir à tous les sens une réalité alternative remplaçant celle qu'il reconnaît habituellement comme telle.



Mais, alors que la réalité virtuelle vise à substituer une nouvelle réalité qualifiée de « virtuelle », au sens où elle est possible et non pas concrétisée – mais qu'elle peut être simulée de manière sensible, afin de tromper notre perception et de nous faire expérimenter ce qui pourrait être –, la réalité augmentée consiste à ajouter au réel – communément accepté comme tel – une couche supplémentaire qui le complète, se conjugue avec lui, et souvent l'éclaire sous un nouveau jour.

Selon Wikipédia, encore, « La réalité augmentée désigne les systèmes informatiques qui rendent possible la superposition d'un modèle virtuel 3D ou 2D à la perception que nous avons naturellement de la réalité et ceci en temps réel. Elle désigne les différentes méthodes qui permettent d'incruster de façon réaliste des objets virtuels dans une séquence d'images. Elle s'applique aussi bien à la perception visuelle (superposition d'images virtuelles aux images réelles) qu'aux perceptions proprioceptives comme les perceptions tactiles ou auditives. Ces applications sont multiples et touchent de plus en plus de domaines, tels que les jeux vidéo, l'éducation par le jeu, les chasses au trésor virtuelles, le cinéma et la télévision (postproduction, studios virtuels, retransmissions sportives…), les industries (conception, design, maintenance, assemblage, pilotage, robotique et télérobotique, implantation, étude d'impact… etc. [sic]) ou le médical.Wikipedia.fr, article « réalité augmentée », consulté le 25/09/2012 à 16h10. »



Contrairement à la réalité virtuelle, qui requiert des dispositifs technologiques complexes, onéreux et lourds à manipuler – ce qui explique une grande partie de son insuccès et son cantonnement dans des lieux de monstration qui évoquent les foires d'antan –, la réalité augmentée peut être mise en œuvre avec un appareillage léger, par exemple de « simples » lunettes équipées d'écrans à cristaux liquides transparents, permettant de superposer des images de synthèse sur le paysage observé.

Bien que cette technologie n'ait pas été largement développée sous cette forme spécifique, elle a trouvé d'autres débouchés et sous-tend une grande part des « services » proposés aujourd'hui par des entreprises de la « nouvelle économie » Une recension partielle en est faite sur l'article de Wikipédia., en particulier pour tout ce qu'il est convenu d'appeler la dimension « sociale » des réseaux. Munis d'un smart phone, nous pouvons ainsi informer notre contexte, lui adjoindre un sens – trouver un restaurant, un hôtel et, qui sait, bientôt faire des rencontres amoureuses avec des personnes qui, en plus (ou avant) d'être des êtres humains, sont aussi des « profils Facebook ».

Mais cette réalité augmentée, en même temps qu'elle complète la réalité, la réduit par l'attribution de légendes, afin d'indiquer ce qui mérite d'être relevé. Tout ce qui ne l’est pas alors inutile, disqualifié pour notre société, dans laquelle le rapport à l'environnement s'exprime principalement au travers de son exploitation. Plutôt qu'augmentée, la réalité est ici concentrée, voire caricaturée, c'est-à-dire définie par certaines qualités idéales-typiques, en dehors desquelles tout semble accessoire. Autant n'en pas tenir compte, puisque la volonté de contrôle a ses limites, et qu'on ne saurait prévoir les accidents qui se produisent inévitablement.



Pour autant, ne peut-on pas envisager un autre type de réalité augmentée, plus conforme aux objectifs qui lui étaient associés, qui accompagnerait un contexte, le compléterait ou le colorerait, sans opérer de réduction ontologique ni rien lui retrancher ? N'est-ce pas ainsi que fonctionnent de nombreuses œuvres d'art, y compris les plus marquantes, qui ne s'imposent pas à leur environnement mais qui composent avec lui ? Qui composent avec, c'est-à-dire qui négocient, trouvent un arrangement avec un environnement donné, mais aussi qui composent à partir, qui y trouvent leur origine, y puisent une matière pré-formée, qu'elles manipulent et ajustent ?

Il en va ainsi des Pocket Musics. Apparentées à la musique concrète, elles sont constituées de sons enregistrés dans l'environnement ; mais contrairement aux intentions des Pierre (Boulez et Schaeffer)Refs/citations, l'origine des sons n'est pas escamotée, au profit d'une absolutisation des sonorités « puresOn fait de la musique avec les circonstances. ». Les règles d'élaboration des Pockets Musics commandent que le prétexte, les modes de captation et de jeu soient manifestes, que les pièces incorporent leur processus de fabrication, de telle manière que celui-ci ne s'expose que comme un des axes d'interprétation possibles. Composer, c'est donc à la fois s'accommoder de ce qui est déjà là, et agencer les éléments pour faire sens, un sens jusqu'alors potentiel, si possible sous-jacent au contexte, et qu'il suffit de pointer en le redoublant simplement, avant de s'en servir comme fondement, pour le prolonger ou le détourner.



Tel a été le modus operandi de la Musique pour vernissages. Constituée uniquement de sons enregistrés lors de ces événements mondains, elle est conçue pour n'être diffusée qu'en de telles occasions. C'est donc une œuvre triplement in situ : de par ses conditions de diffusion, de par ses sources d'inspiration et de fabrication, et de par son écriture même. Les sons qui la composent, les événements qui s'y produisent sont directement inspirés des prises de son effectuées et des circonstances dans lesquelles elles ont été faites.

Les vernissages qui ont été les théâtres de ces enregistrements n'ont pas été choisis suivant des critères rigoureux d'une étude sociologique. Je m'y suis trouvé car des occasions se sont présentées, de voir une exposition dans un centre d'art dont j'apprécie la ligne artistique ; de suivre un ami qui allait voir le travail d'une amie ; d'accompagner un oncle dans une foire, pour qu'il récupère des toiles qu'il avait laissées à sa galerie ; d'utiliser une invitation qui m'avait été offerte pour voir un salon d'art contemporain branché. Loin de se résumer à une expérience de vernissage idéal-typique, chacune de ces occasions était un moment de vie, d'observation, de rencontres, de discussions, de drague, de rires et, plus ou moins, d'émotion esthétique (l'ordre varie). On pourrait convoquer la théorie institutionnelle de l'art, mais pour aussitôt la pervertir par l'inépuisable variété des usages et des hasards de la vie : si une œuvre peut provoquer un choc, celui-ci est finalement absorbé et incorporé à nos vies, ne serait-ce que par la constitution de notre mémoire.

Mais si les Musiques pour vernissage ne sont pas une représentation sonore d'un vernissage, elles n'en comportent pas moins des fragments, par la force des choses, significatifs. En effet, ces événements sociaux se partagent un faisceau de qualités récurrentes et les circonstances, bien qu'accidentelles, y sont souvent reconnaissables ; c'est d'ailleurs ce qui nous permet de nous y comporter naturellement (c’est-à-dire, convenablement) dès lors que nous avons compris intimement comment ils fonctionnent. Ce qui compte alors n'est pas que tout s'y passe comme prévu – ce qui risquerait d'être lassant –, mais que les événements qui y ont lieu surviennent et se développent d'une manière qui nous semble appropriée – et qui diffère selon que nous participons à un vernissage pour voir les œuvres, pour nous montrer, pour faire des contacts, pour profiter de l'alcool et des petits fours, pour nous retrouver entre amis, pour séduire un (ou une) joli(e) amateur, etc.



Ces diverses couches de sens soutiennent les Musiques pour vernissage qui les mettent en œuvre de manière allusive. Mais, pour que les interprétations s'inscrivent manifestement dans le jeu social de ces événements, l'installation doit trouver sa place dans un cadre et lors d'une occasion adéquate. La pièce peut passer pour complément du bruit de fond existant, puis s'extraire de la masse sonore et orienter la perception de l'environnement, solliciter alors provisoirement l'attention, avant de retomber dans l'indistinction. Elle autorise une écoute flottante, comme si elle n'était qu'un fond sonore qui se laisse oublier mais qu'on écoute malgré soi et qui, par moments, passe au premier plan.

Elle exploite ici des mécanismes très courants, qui nous influencent sans même que nous nous en apercevions. Ceux-ci pourraient être apparentés aux stratégies développées par la pensée chinoise traditionnelle, qui souligne la plus grande efficacité de l'exploitation des potentiels de la situation : il s'agit de bien les discerner, afin de pouvoir orienter leur concrétisation dans le sens voulu – infléchir le courant, plutôt que d'essayer de le contrecarrer. Et ces stratégies ne servent pas uniquement aux vieux sages chinois ou aux militaires chevronnés, adeptes de L'art de la guerre, ou encore, pour être plus en phase avec l'époque, aux responsables de communication et de marketing. Les DJ les mettent souvent en œuvre pour entraîner leur auditoire à danser.

Ce peut être dans un bar, une boîte de nuit, mais, le plus souvent, cela se produit entre amis. La soirée, jusqu'alors cantonnée à des discussions par petits groupes, bascule en une fête animée voire anarchique, où les danseurs investissent la piste, sans plus se soucier de bien se tenir ou de rester proches de leurs amis. L'heure était suffisamment avancée, chacun avait eu le temps de se détendre et d'apprécier le moment, de boire quelques verres et, pour les plus téméraires, de goûter à quelques tranches du pâté en croûte industriel. La lumière avait été tamisée, pas trop quand même, qu'on puisse se voir et éviter de se bousculer, le vin ça tache, bordel ! Et puis surtout, patiemment et l'air de rien, le DJ, à peu près incognito, a fait connaissance avec son auditoire, a cherché à en deviner les codes culturels, l'état d'esprit ; il a analysé les forces en présence, comme le préconise Sun Zi, dont le livre renommé ne quitte plus sa table de chevet…



Il n'a pas provoqué les invités de front avec une musique connue et entraînante, car, si un « tube » aurait probablement remué les foules, l'effet risquait d'en être passager et finalement contre-productif, en brûlant l'énergie festive sans garantie de pérennité. Au contraire, il a cherché à tirer partie du contexte – c'était une soirée, un cadre qui se prêtait donc à la danse, où elle était sinon attendue, du moins pertinente – et à l'aménager dans une forme qui lui convenait.

Il a diffusé des musiques sans s'opposer aux conversations, mis des morceaux un peu rythmés, mais pas trop, réglant le volume à un niveau faible, pour ne pas couvrir les discussions. Et puis, progressivement, il en a choisi d'autres, plus dansants, dont il savait que certains des invités les reconnaîtraient et les apprécieraient, et il a augmenté le volume, pour que les amateurs les entendent. Quelques têtes se sont mises à dodeliner, en rythme, le reste du corps commençant également à remuer, d'abord une cheville, puis une ondulation du bassin, certains se sont mis à sautiller, voire à imiter un fragment de chorégraphie, et la musique est entrée dans les conversations. Elle les a colonisées, mais d'une manière douce et subreptice, sournoise devrait-on dire, bien que cela procurait du plaisir – comme l'aide internationale introduit le mode de vie occidental, un confort dont on ne peut plus se passer quand on l'a déjà goûté…

Et le DJ a insisté, il a continué à passer les disques qui lui plaisaient, ainsi qu'à quelques personnes dans la salle, mais pas à tous ni toujours aux mêmes, pour susciter une frustration, pour qu'on lui demande de lancer les hostilités, de mettre en fait quelque chose qui bouge, parce qu'on est vraiment là, qu'on a envie de danser, et qu'il réponde calmement que ça va venir, qu'il a son plan, qu'ils ne s'inquiètent pas, tout en sachant bien que les solliciteurs partiraient en maugréant, sans vraiment le croire, mais que pouvaient-ils y faire ? Et ce n'est qu'alors que les défenses avaient été baissées, qu'il était devenu évident pour tous que la soirée allait devenir dansante, que le DJ a pris acte de cette disposition largement partagée, et qu'il l'a fait jouer en passant finalement un morceau vraiment connu et rythmé, en ayant monté le son, et que les impatients ont oublié leurs reproches pour occuper la piste de danse.

Mais, bien sûr, une telle exploitation de la situation s'avère souvent délicate, car il faut être capable d'entrer totalement en résonance avec elle, de suivre ses évolutions sans jamais se reposer sur le sentiment de l'avoir vraiment comprise, car elle réserve souvent des surprises. Comme dirait Jean-Claude Van Damme, il faut être « aware ». Mais il n'est guère besoin de théoriser cela en le nappant de sauce new age ou en cherchant à en tirer une exploitation commerciale sous forme de coaching et autre « développement personnel ». Il suffit de faire attention et de ne pas se figer, et d'attendre patiemment que le travail souterrain produise son influence. Mais une telle sensibilité au moment semble malheureusement réservée aux grands sages et, bien qu'elle se travaille par la pratique, il subsiste toujours un risque que le DJ, pris par un excès de confiance, un peu ivre, ou cherchant à séduire la plus belle fille ou le plus beau garçon de la soirée, attende plus qu'il ne le faudrait et laisse la situation tourner avant de l'exploiter, ce qui le contraindra, par la suite à un labeur fastidieux, tant qu'il prétendra rester derrière les platines. On imagine bien alors que les Musiques pour vernissage encourent ce risque, a fortiori si leur diffusion est jouée sans arrangement.

Lorsqu'elle est diffusée dans des circonstances inadéquates, qui ne lui sont pas propices, l'œuvre fonctionne efficacement et, plutôt que de se laisser interpréter, manipule ceux qui l'entendent. Mais si les circonstances ne vont pas dans son sens, qui est celui d'une composition préparée à l'avance, donc orientée dans une certaine direction, l'œuvre risque d'être à contre-courant et de s'apparenter à une pollution sonore, un bruit de fond désagréable ou, pire encore, il se pourrait que, passant simplement inaperçue, elle perde même son statut artistique…

Célio Paillard fait partie du comité éditorial de la revue L'Autre musique. Il est docteur en esthétique et enseigne les arts plastiques dans les écoles nationales d'architecture de Paris Val-de-Seine et Versailles. Il est également artiste plasticien et graphiste.