INTERVOUÏE
ALEXANDRE LÉVY ET CÉLIO PAILLARD

Alexandre Lévy dévoile la genèse de Jardins de sensations et explique comment l'installation sonore s'intègre dans son environnement.

ÉCOUTER LE SON

Formation

LAM – Célio Paillard (CP) Quelle est ta formation ? As-tu fait le Conservatoire ?

Aléxandre Lévy (AL) Oui, j’ai fait toutes les classes qui concernent la composition, le parcours classique, lambda, les classes d’écriture, d’orchestration, de musique électroacoustique…

LAM - CP Et tu t’es vite orienté dans cette voie…

AL Je fais de la musique électroacoustique, mais aussi beaucoup de musique mixte, des installations… J’écris également pour les instruments, pour les orchestres ; et j’ai fait beaucoup de transcription. En même temps je suis pianiste, mais je n’ai pas fait le Conservatoire de Paris en piano, il y a des moments où il faut choisir ! En revanche, j’ai fait toutes sortes de choses, comme accompagner nombre de chanteurs et très souvent jouer dans des spectacles vivants. Aujourd’hui encore, je joue beaucoup, toujours dans le spectacle vivant mais au piano, aux claviers. J’ai énormément bossé dans l’opéra, j’ai fait plein de productions d’opéras en tant que chef de chant, de chef assistant. Je suis vraiment musicien… musicien, oui, c’est ça le truc. Mais l’aspect classe d’écriture, c’était vraiment trop académique pour moi. Il y a un côté un peu formatage.

LAM - CP Tu avais envie de sortir des normes trop cadrées pour t’ouvrir sur autre chose…

AL Exactement. On a bien le sentiment de faire ses classes et c’est sûr que, en même temps, on a une aisance, une technique et une culture musicale. Mais est-ce nécessaire ou pas ? Je n’ai pas eu l’impression que tout ce que j’ai dû apprendre l’a été. Mais maintenant ça fait partie de ma vie, de mon histoire. Je ne vais pas dire aujourd’hui à une personne qui veut être compositeur, ou compositrice, qu’il faut absolument qu’elle fasse les classes d’écriture. On sait tous bien que tout ça, c’est de la rigolade. Ça a peut-être été une espèce de filière au début du XXe siècle ; à cette époque on se disait, on va faire ça, après il y a le Prix de Rome et les commandes viennent ensuite. Mais bon, ça fait bien longtemps que c’est fini.

Les plasticiens et la musique

LAM - CP Comment t’es-tu engagé dans des projets d’installation ? D’où te vient cette envie d’avoir recours à la programmation, d’utiliser des capteurs, etc. ?

AL Ça fait pas mal de temps que je travaille avec des plasticiens et je trouve que ça bouge énormément de ce côté-là. Quelque chose de très vivant se passe entre les arts plastiques et la musique, particulièrement au travers des technologies numériques. Les plasticiens ont une manière de parler de la musique, et du son comme ils disent, qui m’interpelle vraiment. Ils parlent beaucoup de matières, c’est très imagé et ça nourrit mon imaginaire. Alors, depuis pas mal de temps, je travaille avec beaucoup d’entre eux, comme avec Sophie Lecomte sur Jardins de sensations, où elle a fait aussi la partie vidéo. Mais, par ailleurs, j’ai participé à des installations montées par des plasticiens qui m’ont demandé de composer la musique. Je joue aussi souvent avec la Compagnie MK, qui est dirigée par une plasticienne ; elle y fait la mise en scène, mais elle est plasticienne avant tout et a vraiment une réflexion sur la scénographie. Elle m’a demandé, et me demande encore aujourd’hui, d’entrer dans un projet en 3D qu’elle prépare. Tout ça me touche de près depuis un certain nombre d’années et m’ouvre des palettes vraiment très différentes de celles du concert. Ça fait longtemps que ça me titillait. Je vois beaucoup d’installations et j’avais très envie de proposer une œuvre, qui soit une œuvre vivante mais dans laquelle le public entre physiquement. De pouvoir recevoir le public dans un dispositif ouvert, prévu pour lui, je pensais que ça pouvait être ça aussi, un projet de création. Ensuite, j’ai commencé à faire de la programmation d’installation, des choses très simples, avec Max MSP.

L’interactivité à l’œuvre

AL Au tout début, je voulais faire des jardins miniatures, pas plus grands que des petites assiettes, plein de minuscules objets végétaux avec lesquels on puisse interagir. Par la suite, je me suis dit que c’était trop petit, pas assez visuel. Je me suis alors imaginé dans un vrai, un grand jardin avec des objets assez simples, pour qu’ils s’y intègrent facilement. J’ai d’abord écrit la musique pour piano électronique et j’ai développé des programmes d’interactivité, mais comme des maquettes, parce que je ne suis pas très bon en programmation. J’ai présenté à la fois cette musique et ces maquettes à un réalisateur d’informatique musicale, quelqu’un de très pointu qui s’appelle Max Bruckert et qui travaille au GrameCentre national de création musicale, créé en 1982., à Lyon. Lui est parti de ces maquettes-là et a développé toute l’interactivité. Ensuite, j’ai décomposé la musique que j’avais écrite (pour piano électronique), je l’ai complètement refaite et redécoupée, pour l’insérer dans l’interactivité. En réalité, les deux écritures se sont faites en même temps. Et c’est là que j’ai découvert que faire de la programmation, imaginer une interactivité, c’est aussi de l’écriture. On compose en faisant ça. Imaginer tout un tas de possibilités et en faire un objet sensible, ce n’est pas si simple. Ça fait vite toc, il faut trouver une formule qui ait vraiment une espèce de poésie cohérente avec le reste. C’est dans cette optique de cohésion que j’ai voulu commencer par écrire des pièces pour piano électronique, en 4 mouvements qui font un tout, pour que l’installation soit traversée par ce tout. C’est donc forcément cohérent, enfin, je trouve. [Rires.]

Mouvement naturel

LAM - CP Je pense aussi qu’il y a un univers sonore particulier et reconnaissable. On n’a pas l’impression d’une juxtaposition de pièces. Tout fonctionne clairement ensemble.
J’aime aussi comment les capteurs sont programmés, la façon dont ils sont pensés, le type de réactions qu’ils peuvent provoquer. L’interactivité ne sert pas uniquement à capter les spectateurs, comme dans certaines œuvres numériques où les promesses de plaisir qu’elle véhicule enferment les spectateurs dans des choix prédéterminés, qui les contraignent à suivre les règles du programme. Ici, au contraire, l’interactivité n’est pas accessoire, elle est pensée par rapport à la nature, notamment dans le Territoire des lucioles… On est au milieu des bambous et, comme dans tout environnement naturel, les plantes se renseignent entre elles et réagissent à la présence des intrus. L’interactivité est évidente, elle semble naturelle, et elle prolonge ton idée de départ. On sent que Max Bruckert s’en est bien saisi.

AL Effectivement, tout commence avec des questionnements par rapport au comportement du végétal, c’est très important. Je ne suis pas un scientifique, mais le sous-titre des Jardins de Sensations est « jardins en mouvement ». L’idée est de traverser un jardin qui le fasse découvrir en mouvement, qui fasse comprendre que le végétal est en mouvement. Et ce mouvement-là est perpétuel, il ne s’arrête jamais. C’était un peu mon point de départ et, par exemple pour une pièce pour piano, j’ai travaillé sur des idées de croissance de végétaux. Dès leur formation, les premières cellules de certaines plantes disposent des moyens de se développer et de se déplacer. Ça n’a pas été rajouté pour, c’est directement dedans, c’est fait ensemble. C’est une création organique. J’ai imaginé des espèces de modèles de développement, que j’ai ensuite appliqués à des événements musicaux. Par exemple, le fait de se dédoubler ; c’est particulièrement intéressant comme idée artistique. Le dédoublement, c’est une façon de se mouvoir. L’entrelacement aussi ; le fait de se superposer. Le fait de rencontrer des résistances, de faire face à une impossibilité, ce qui oblige à la contourner, donc à se développer autrement.

J’ai créé des mouvements musicaux sur cette base. À la fois base formelle, mais aussi base organique. À partir de là, le rapport au végétal se fait tout seul. C’est tout simple. L’idée du territoire, c’est un territoire sonore qui apparaît quand on le traverse, qui est constitué d’éléments sonores qui se développent par couches, par strates, avec des petits appels qui se répondent, qui jouent sur le répons et sur le dédoublement. En fait, c’est une pensée très naturelle. À partir du moment où j’ai pris l’axe du jardin en mouvement, et choisi de le modéliser en quelque sorte – je n’aime pas trop ce terme –, de prendre comme modèle des façons de se mouvoir, – et la façon de se mouvoir est contenue dans la matière –, après ça s’est fait tout seul. Lorsque c’est ainsi conçu au départ, tout se déroule, ce n’est plus qu’une bobine sur laquelle il faut tirer.

Le vivant et le sensible

LAM - CP L’interactivité est donc une des couches de composition, et toutes les couches sont cohérentes, on dirait qu’elles découlent spontanément les unes des autres.

Depuis quelque temps (longtemps, en fait !), il y a une remise en question de l’interactivité en tant que gadget séduisant, dont la seule fonction est de permettre aux spectateurs de jouer avec l’œuvre. Beaucoup de théoriciens et d’artistes s’intéressent à la générativité, une interactivité interne à l’œuvre, qui s’appuie et se développe sur une espèce de « code génétique » inscrite en elle. Ces règles – par exemple d’apparition sonore ou de combinaisons de sons – régissent ses comportements. Et il en suffit de peu pour produire des situations complexes, qui font que Jardins de sensations, par exemple, peut être apparentée à un organisme vivant en évolution permanente.

AL Oui, exactement. De toute façon, je crois qu’un violon, ce sont des cordes tendues sur un morceau de bois. Avec un archet. Et puis, il faut mettre ses doigts dessus et après, hé bien, démerde-toi quoi ! [Rires.] Les conditions de départ sont très simples mais ça ouvre d’innombrables possibilités. Mais je n’ai pas pensé à ça avec cette installation-là. Ce qu’il y a de très clair, c’est qu’on ne peut pas tout réinventer. En tout cas, dans cette installation en particulier, je me suis dit, on va faire un ensemble logique, sur les jardins en mouvement, avec l’envie d’expérimenter les sensations. La sensation, c’est l’aspect corporel, l’aspect tactile, qu’apporte l’installation par rapport à une œuvre musicale. Il y a un aspect tactile, un aspect visuel, un aspect externe dans l’espace, etc. L’espace, je le traite dans l’électroacoustique, mais là, ce n’est pas la même chose, il s’agit vraiment d’objets. Les Jardins de sensations c’est ça : on invite à des sensations en expérimentant l’œuvre. Par exemple, L’arbre à frôler, c’est tout simple. C’est un objet qu’on traverse : il y a des plantes rugueuses, des tubes en plastique très doux, et il y a des sons qui sont un peu épidermiques, voire agressifs. Si on a des gestes brusques, on va déclencher des espèces de bouffées sonores pas très agréables ; si on passe très doucement, ce sera autre chose. Comme lorsqu’on pénètre dans des buissons un peu touffus : si on les traverse doucement, on va pouvoir goûter à plein de choses très douces, mais si on les franchit de manière abrupte, ça se passe moins bien : on s’écorche, on se fait mal, on abîme ses vêtements…
Voilà, il y a deux types de capteurs différents et une interactivité très simple, du moins dans son principe. Si Max Bruckert m’entendait ! [Rires.]

Intégration dans l’environnement

LAM - CP Précisément, son travail de programmeur a été de faire une interactivité simple et efficace, qui semble naturelle et évidente, et qui forme un ensemble. Comme si les buissons avaient une sorte de caractère, que l’on pouvait percevoir en les traversant, et qui permettrait de comprendre leur originalité et leur spécificité.

AL Exactement. Et puis chaque module répond à l’autre. On n’est pas obligé de redire la même chose. Ce qui représente une aventure intéressante, c’est que chaque module a sa vie propre, a sa façon de réagir. Il y a des modules très rudimentaires, la plupart sont très simples. Il y a aussi un autre aspect, et ça, c’était une idée de Sophie Lecomte que je trouvais vraiment très bonne : elle voulait absolument que les objets s’intègrent très naturellement au jardin, et ils en font d’ailleurs déjà un peu partie. Les Boîtes à oiseaux font partie du jardin, les bancs publics (Bancs des amoureux) aussi. En quelque sorte, ce sont des objets qui ne surprennent pas. Ceci dit, la Porte et le miroir sont un peu déconcertants, une porte métallique dans un jardin avec un cadre et un miroir invisible ! On se dit, ouah ! C’est quoi ?

Modes d’emploi

LAM - CP C’est la partie la plus conceptuelle, le point d’appel… Mais, à part cet élément, ton installation est très discrète. On pourrait presque passer devant sans s’en rendre compte, voire rentrer dedans et être surpris tout d’un coup par des sons étranges… Mais il y a à chaque fois un petit mode d’emploi.

AL Le mode d’emploi est important, parce qu’on est dans un lieu, un lieu public on va dire, avec des végétaux qu’il est demandé de « ne pas toucher », avec des panonceaux indiquant : « entrée à telle heure », « fermeture à telle heure ». Et les gens arrivent dans une installation où ils peuvent toucher, où ils peuvent s’asseoir, où ils peuvent courir. En revanche, il y a d’autres choses qui sont interdites. Il y a bien un moment où il faut trouver un petit lexique, qui vous donne 2 ou 3 clés, que 3 personnes sur 4 ne lisent pas, tant pis, et on met un petit mot sur les choses vraiment interdites à faire. En réalité, il n’y a que dans l’Arbre à frôler où c’est précisé : « ne pas tirer sur les lianes », mais il y a quand même des personnes qui tirent et qui les cassent ! [Rires.] Et on ne peut pas espérer éviter ça, sinon on ne fait rien, on reste chez soi et puis on attend que ça se passe…

LAM - CP J’aime bien l’idée que l’on est dans un jardin, avec un certain nombre de codes que l’on connaît, et d’autres qui sont indiqués, renseignés. Et quand on a l’habitude de venir au Parc floral et de lire les noms des plantes, ce n’est pas absurde d’avoir des commentaires ou des explications.

AL Ces petits panneaux sont faits plus ou moins sur le modèle de ceux qu’on trouve dans les musées. La création a eu lieu à la Biennale des musiques en scènes, dans le musée Gadagne, à Lyon. Et dans tout musée, sous toutes les œuvres, c’est écrit à chaque fois : « ne pas toucher », ou ailleurs : « ne pas s’asseoir », « ne pas prendre de photos avec flash ». Lorsque les gens arrivent aux Jardins, ils découvrent des écriteaux avec : « touchez », « vous pouvez prendre des photos », « vous pouvez rentrer dedans ». Et les personnes lisent. Quand elles sont devant une œuvre, elles la regardent à peine qu’elles lisent déjà ; « Ah ! C’est un Rembrandt, c’est un… » Elles se renseignent, forcément, elles sont dans un musée, c’est fait pour ça. Ici, c’est un peu différent. Il y a beaucoup de gens qui se baladent, qui ont l’habitude de faire leur jogging ici, qui viennent avec leurs enfants, mangent une glace.

On a mis du temps à trouver la forme de la signalétique, mais là, on n’est pas mécontents, même si on peut faire peut-être un peu mieux. On y a beaucoup réfléchi parce qu’on savait qu’il n’y avait absolument aucune surveillance. Franchement, on a flippé. On s’est dit que tout allait être déchiqueté. Et comme nous avions d’autres dates à assurer derrière, il ne fallait pas qu’il y ait de dégâts. [Rires.] Ça n’a pas été le cas, heureusement.

LAM - CP Ces panneaux sont d’autant plus intéressants qu’il n’y a pas ici qu’un public d’amateurs d’art, que c’est ouvert aux visiteurs du parc, aux promeneurs… Et ces petites explications sont utiles pour se dire : « je suis toujours dans le jardin, mais pas tout à fait », donc on a un regard décalé sur ce qu’on voit, qui permet un retour sur son expérience.

AL Complètement.

Processus de composition

LAM - CP Peux-tu expliquer le rapport entre les performances, les morceaux que tu interprètes ici, et les sons qui sont joués dans l’installation ?

AL J’ai écrit les pièces musicales en même temps que j’ai conçu l’interactivité. Par exemple, dans l’Arbre à frôler, il y a des lianes qui doivent déclencher des sons légers, mais un peu agaçants. En parallèle, il y a des capteurs qui suivent l’amplitude corporelle des personnes qui sont dedans. Quand j’ai écrit la première pièce, j’ai sélectionné à l’intérieur tous les sons d’une même famille. J’avais choisi par exemple les sons qui pouvaient être des sons disons d’ordre épidermique, des sons courts, avec une attaque très brève, et j’en ai fait beaucoup. Je les ai mis en valeur. Ce sont ceux de la pièce pour piano mais largement démultipliés, transformés, remixés autrement.

Par ailleurs, j’ai procédé complètement différemment avec les capteurs orientés plutôt sur les déplacements et qui devaient reproduire l’intensité du geste. Ce qui m’intéressait, c’était de prendre des extraits, d’utiliser les passages de la musique qui portaient essentiellement sur le mouvement, avec des impulsions très abruptes, hachées, voire heurtées, avec des cadences très contrastées. Donc j’ai pris ces passages et, de la même manière, je les ai cultivés, je les ai rallongés, je les ai développés différemment et ainsi de suite, pour avoir une courbe d’amplitude en forme de cloche, très rapide, avec un son qui amenait une autre dynamique à un autre endroit. Ça a donné quelque chose de très vivant. Et surtout, ce qui est très important, il y a trois haut-parleurs, et les lianes sont reliées par zones dans un seul des trois, mais les mouvements, eux, sont spatialisés sur les trois. J’ai fait en sorte que les sons déclenchés par les capteurs de mouvements soient très localisés, à gauche, puis tout à droite, encore à gauche complètement, etc.

Orchestration de l’installation

AL Dans le principe, le spectateur fait partie du public et assiste à une pièce ; et après, dans l’installation, il retrouve cette même pièce, mais complètement différemment. On est là dans une idée de rapport entre macrocosme et microcosme. C’est pareil, quoiqu’à une échelle beaucoup plus grande, tout autre, c’est complètement diffus. Mais, ce qui compte, c’est que le principe de l’interactivité est un principe musical. C’est ce qui est le plus important. Un tout petit geste, pas très agréable au toucher, déclenche un son très court, déplaisant, à un endroit précis. Je capte le geste, je veux donner des volutes d’énergie : ça, c’est un principe musical et j’applique ce principe musical sur des choses en rapport étroit avec la spatialisation, avec des mouvements et des contrastes aussi, très forts, etc. Et ça s’applique systématiquement.

Par exemple, la Porte est une quadriphonie mixée. Le mixage et la quadriphonie sont faits de manières totalement aléatoires ; les sons apparaissent et disparaissent au hasard, ils sont spatialisés de manière complètement aléatoire, dans des temps différents. Pour donner cette impression, j’ai d’abord réglé le temps de succession indéterminé. Ça peut paraître bizarre mais ces calculs aléatoires se font dans des cycles. Ces cycles-là, certains font 10 minutes, 15 minutes, d’autres 20 minutes, 5 minutes, d’autres encore 3 minutes, et c’est le croisement de tous ces cycles qui donne la sensation que c’est toujours un peu la même chose sans l’être jamais vraiment. J’ai d’abord réglé ces cycles temporels, et ensuite j’ai sélectionné des sons qui pouvaient s’orchestrer les uns par rapport aux autres. Si des sons se bouffent, quand on les mixe et les spatialise ensemble, ça ne va pas. Il faut qu’ils soient complémentaires. J’ai commencé par faire une recherche de sons dont les agrégats, quand on les retrouve ensemble, fonctionnent impeccablement. Comme un accord parfait. Par exemple : tels sons font do-mi, les autres font sol-si bémol, et voilà, on a un accord de septième. On imagine que c’est quelque chose comme ça.

Il fallait que ça puisse être complémentaire d’un point de vue harmonique et aussi d’un point de vue du timbre. C’est-à-dire que ces timbres puissent être orchestrés. C’est une leçon d’orchestration, de timbres, et de développements dans l’espace. Les sons graves sont sur des cycles lents, pour qu’ils évoluent posément dans l’espace. Les sons aigus, ou médium aigu sont sur des cycles temporels plus rapides. La composition musicale, les principes musicaux se retrouvent dans l’installation, dans le comportement de l’installation. C’est ce qui est le plus important en définitive. Parce que la musique, ça fait quand même un paquet d’années qu’ont en fait… [Rires.]

Constitution des banques de données

LAM - CP Dans des performances, à certaines dates, tu interprètes en public les pièces que tu as élaborées, et ensuite elles servent de banques de données sonores pour les différentes installations.

AL Oui. Toutes les demi-heures, tous les sons des installations changent. Donc, au niveau des quantités d’échantillons de sons, c’est vraiment énorme. Par exemple, pour les Boîtes à oiseaux, il y a 88 échantillons par demi-heure. Ça devient vite un travail de fourmi, mais en même temps c’était très agréable, en fonction de chaque pièce, de la décomposer, de la désosser comme on ouvre une orange, séparant quartier par quartier pour en faire une forme particulière. À ce moment-là, je me disais : « ça, ça va très bien aller pour les lucioles ». Et puis hop ! Je prenais tous les fichiers et les retravaillais d’une autre façon. C’était assez rigolo, mais ça a été un sacré boulot !

Expérience collective

LAM - CP J’imagine que les recherches que tu as pu faire t’ont servi, comme un plasticien qui y va par tâtonnements, qui essaie ceci ou cela, qui met des choses de côté et qui, à un moment donné, choisit parmi tout ce qu’il a fait. Tu as dû développer des pistes que tu aurais abandonnées pour une composition, mais qui ici trouvent toute leur place.

AL L’important, c’était d’aboutir, parce que nous étions dans le cadre d’une production. C’était comme écrire un opéra. On est obligé de faire attention au chanteur, de s’assurer qu’il voit bien le chef, etc. En réalité, tout se fait en même temps, et c’est exactement ce qui s’est passé ici. La conception plastique et musicale s’est faite quasiment en même temps ; ensuite l’interactivité s’est greffée dessus. J’ai commencé à écrire la musique puis on s’est lancé dans quelques maquettes des modules. On a fait des lianes, des choses comme ça. C’était la première étape.

Après, on a vu que ça tournait et que le principe d’interactivité fonctionnait. Nous avons eu une résidence dans un parc dans lequel il y avait des ateliers. La plasticienne travaillait, elle faisait des lianes ; la personne qui faisait des décors construisait les décors, les boîtes à oiseaux, et les peignait, etc. Mon technicien son assemblait les haut-parleurs et dans le studio, je travaillais sur l’interactivité avec Max Bruckert. Tout ce cirque a quand même duré trois semaines, et au bout d’un mois, on a eu une avant-première avec du public.

On avait trois modules de prêts. En fait, on était parti sur une interactivité sur les lianes qui ne marchait pas du tout, et on l’a entièrement changée. Le public est venu une première fois et on a vu comment ça marchait. On s’est dit que ça allait, sur ces trois modules-là. On avait un autre rendez-vous avec le public six mois après. Là, il ne nous restait plus que 2 modules à faire et je les ai montés. C’était le module des bancs, qu’on a construits. On a terminé par les modules pour lesquels l’interactivité était la plus simple. On a eu une autre étape fin janvier début février, et on a accroché l’installation dans le centre culturel où on était en résidence, à la Courneuve. Là, beaucoup de petits ados de blacks-blancs-beurs ont déboulé dans l’installation, et on a vu ce qui marchait et ce qui ne marchait pas. En fait, il y a eu plein plein d’étapes. C’est une production qui a duré au moins un an. Pas un an d’affilée, mais entre la conception, l’écriture, la construction des modules, les répétitions finales, etc., oui, ça a bien duré un an tout ce bazar. C’était une production qui n’était pas si lourde, mais il fallait que tout arrive ensemble.

Il y avait Sophie Lecomte, Jean-Louis Esclapès qui a construit les modules, Max Bruckert à l’interactivité, David Thomas pour tout ce qui était vraiment technique son et moi à l’écriture et à la conception. Ça ne fait que 5 personnes en définitive, ce n’est pas beaucoup.

LAM - CP Ça tient peut-être de l’emploi des technologies numériques, mais on sent qu’il y a une économie.

AL Effectivement, c’est une production qui a été soutenue, qui a été financée, sinon rien n’aurait été possible. Mais j’ai beaucoup bossé dans l’opéra, et comparé à un plateau où il y a 200 personnes, tu te dis, bon, on est 5, on devrait y arriver ! Mais ce n’était pas si simple que ça. Mettre 200 personnes sur un plateau pour une œuvre qui est jouée depuis un siècle et demi, je ne dis pas que c’est facile, mais on sait ce qu’on fait. Là, grosso modo, on savait où on allait, mais… [Rires.]

Pièce adaptable

LAM - CP Comme le dit le dossier de presse, l’œuvre peut avoir plusieurs vies. Il y a la forme que tu interprètes au piano et à l’ordinateur, l’installation peut être accompagnée par des performances, être complète ou se passer de certains éléments, donc prendre plusieurs configurations.

AL J’aime bien l’idée qu’une pièce puisse être adaptée et adaptable. Ça fait très longtemps que ça existe. Les pièces musicales composées spécialement pour la diffusion ont connu plein de vies. Par exemple, les symphonies de Beethoven. Avant, on n’avait pas de disques, pas de radios, rien de tout ça, comment faisait-on pour les diffuser ? C’était simple. Il y avait une version pour piano, une version pour 2 pianos, une version pour piano à 4 mains, une version pour piano-violon. Et si les gens voulaient faire une symphonie de Beethoven chez eux, eh bien, ils la jouaient. Mais c’était une version adaptée. Alors bien sûr, ce n’était pas LA symphonie de Beethoven, mais bon, et alors ? Ça existe depuis la nuit des temps tout ça. En ce qui concerne l’installation, les modules peuvent être séparés les uns des autres, les pièces pour piano électronique peuvent être jouées indépendamment, c’est même fait pour, les vidéos peuvent être regardées à part. Ici, les performances se font sans les vidéos. Je préfère quand elles les accompagnent, parce que ça a été conçu comme ça. Mais, en l’occurrence, elles n’y sont pas pour diverses raisons technico-financiéro-tout-ce-qu’on-veut, parce que c’était très compliqué techniquement. Et du point de vue des moyens, des budgets, c’était vraiment très dur.

Conditions de jeu et circonstances d’écoute

LAM - CP Quand tu parles de la diffusion des symphonies de Beethoven, tu fais écho à une question face à laquelle nous souhaitons nous positionner, avec L’Autre musique. Nous sommes dans cette optique très plasticienne du son, en opposition avec une conception de la pureté de la musique, qui fabrique des objets musicaux isolés, hors contexte, voire hors sol. Pour vendre un disque, on prétend que la vraie musique, de Madonna ou de Stockhausen, est enregistrée dans le disque. Comme s’il existait une « essence » de la musique, alors que nous pensons qu’on ne peut pas la séparer d’un contexte particulier, que ce soit chez soi, dans un concert, ou quand on discute avec quelqu’un… Et on ne peut dissocier la musique de ce qu’on est en train de vivre au moment où on l’écoute…

AL J’ai en effet des réflexions de personnes, qui sont vraiment de la musique contemporaine pure et dure, et plusieurs m’ont dit : « Ah, c’est bien, c’est très bien, mais quand même c’est embêtant, il y a du bruit, il y a des gens qui parlent ». J’en ai discuté récemment avec Bruno Letort Compositeur français.. Il a pas mal baroudé et il me disait qu’il n’y a pas très longtemps, il a fait un voyage aux États-Unis, à New York. Puisque c’est un fan de jazz, il est allé au Blue Moon et il a été très surpris. Il pensait que c’était une salle de concert, mais c’est un endroit où on boit des verres, où on mange, et quand le concert commence, les gens écoutent en buvant des coups. Il me disait que, finalement, c’était une expérience où on fait complètement abstraction de ce qui se passe autour et où on peut quand même écouter.

Ça m’a interpellé et je me suis dit : « tiens ! En définitive, le concert où tout le monde écoute religieusement, c’est une espèce de communion, un moment ensemble ». Comme quand on va au cinéma, il y a 500 personnes qui regardent le même film, donc il y a quelque chose qui se passe dans la salle. C’est beau. C’est vrai que ce sont les conditions idéales pour un musicien. Mais, combien de personnes lâchent prise pendant le concert, n’écoutent plus, ou pensent à autre chose ? On ne sait pas. Ce n’est pas parce qu’ils sont là à écouter tous ensemble, et que tous sont censés être à l’écoute, qu’ils écoutent vraiment tous ensemble. Ce n’est pas vrai. J’avoue que, dans beaucoup de concerts, il y a des moments où, je pars complètement, où je n’y suis plus. Alors, je me mets à réécouter, et puis j’ai l’impression de ne pas écouter alors que j’écoute quand même. Tout ça, c’est très relatif.

Tu parlais de Stockhausen par exemple. Stockhausen a écrit des pièces très formelles, mais il a aussi écrit des pièces très ouvertes, comme celle qui s’appelle Tierkreis, des œuvres complètement modulables qu’on peut jouer tout seul, à quatorze, qu’on peut jouer avec une basse électrique, avec un Fender Rhodes, avec un violoncelle, etc. C’est le but. Cette pièce-là, cette installation-là est faite pour être en extérieur. Les pièces pour piano électronique, on peut les jouer dans un concert, parce qu’il y a une forme, et je tenais beaucoup à ce que ce soit servi par un réel fond de pensée musicale. Mais, bien sûr, les gens prennent ce qu’ils ont envie de prendre. Les personnes qui ont l’habitude de passer par ici, si l’installation les dérange, je n’y peux rien. C’est tant pis. Mais encore une fois, c’est pensé comme ça. Imaginons qu’on installe ici, sur le passage, des musiciens qui interprètent un quatuor de Mozart, alors on écouterait un quatuor de Mozart dans ces conditions-là. Là, il se passe quelque chose de différent. Moi, je me dis, oui, ça existe. Il faut quand même avoir une certaine conscience de l’environnement.

Une écoute vivante

AL Le fait d’avoir beaucoup joué dans des spectacles jeune public, ça a complètement changé mon état d’esprit.

LAM - CP Dans ce cas-là, l’auditoire n’écoute pas religieusement.

AL Justement, je travaille beaucoup avec la Compagnie MK sur des spectacles dans lequel le public est sur scène avec nous, dans un dispositif plastique, sonore et interactif. On a créé il y a 3-4 ans un spectacle pour les tout-petits, à partir de 10 mois. Ils ne marchent pas ou à peine, et ils prennent ce qu’ils ont envie de prendre. Et, c’est à nous d’aller vers eux pour les emmener doucement vers le cheminement d’une personne qui change de peau, qui traverse des états, etc. comme eux changent de peau et traversent des états. Il y a des représentations très douces, très calmes et d’autres où les enfants arrivent très agités. On a vraiment un contact, les gens sont là, tout près de nous ; on joue sur leurs genoux et on les emmène ensemble. C’est prévu comme ça.

Les représentations les plus incroyables qu’on ait faites, c’était pour des malentendants, des enfants malentendants qui ne percevaient que certaines fréquences sonores, surtout les graves. Et ils avaient des réactions très bruyantes. Ils faisaient beaucoup de bruit avec leur voix, avec leur bouche. C’était ahurissant comme représentation. En fait, eux entendaient très peu leur voix, et ils n’entendaient qu’une partie du son seulement. Le résultat était quelque chose de très mouvant, de très bruyant. On était très émus de voir ça, un peu déboussolés. C’était une belle expérience et, punaise ! C’est extrêmement émouvant quand il se passe vraiment des choses ! On sent très fort qu’une rencontre peut se faire, enfin, je trouve…

Accueillir l’environnement

LAM - CP Ça me fait penser à ce qu’il s’était passé lors d’une de tes performances à laquelle j’avais assisté, et où étaient également présents des déficients mentaux. L’émotion avait l’air de les submerger, ils poussaient des cris stridents ou gutturaux, mais ça ne me semblait pas du tout gênant, pas plus que la pluie qui tambourinait sur la galerie.

Il y avait quelque chose de particulièrement tolérant dans ta musique, qui permettait d’entrer et de sortir très facilement de l’œuvre. Je trouve d’ailleurs que c’est une des forces de l’émotion esthétique, et du plaisir qu’on peut en tirer, que de pouvoir rêver et de s’évader à travers l’œuvre, lors d’un concert ou d’une exposition. Dans les Jardins de sensations, il y a une ambiance, une atmosphère, un son particulier, une couleur, mais qui ne s’imposent pas à l’environnement, qui s’y ajoutent, proposent des pistes d’interprétation, qui restent ouvertes…

AL Il y a très longtemps, j’ai pas mal travaillé avec une chanteuse-comédienne qui me répétait : « il faut accueillir le public ». Moi je n’aimais pas trop, je trouvais ça un peu mystique. Mais j’ai vu récemment sur Facebook une phrase d’un interprète qui disait : « quand vous jouez, il faut à la fois avoir conscience de ce que vous faites et imaginer ce qu’écoute l’auditeur ». On a alors une espèce d’écoute qui est simultanément dedans et dehors. En tous les cas, ici, je n’ai pas le choix. Je joue en extérieur et, si je m’enferme dans ma bulle, si je joue mes trucs et que chacun se démerde, il y a quelque chose qui ne peut pas se passer. Ce que j’essaie de faire, je ne sais pas si j’y arrive, c’est que je me dis : « voilà, j’écoute ce qui se passe à l’extérieur, et j’essaie d’accueillir ça », et d’en jouer, de m’y insérer, alors que j’ai des pièces assez écrites. Mais c’est une musique où la matière sonore est très importante, avec en prime de la matière brute, ce qui fait qu’elle se prête à ce type d’adaptation. Si je joue une pièce vraiment destinée au salon, par exemple une mélodie de Fauré ou de Debussy, il s’agit d’une autre démarche, qui implique de jouer autrement. Tous les musiciens font ça naturellement. Quand on joue dans une église, le son se propage énormément, donc le jeu est différent. De toute façon, on ne peut pas lutter contre l’environnement. L’autre jour, il y avait du vent, les bambous bruissaient, il y avait un paon qui répondait au loin, des personnes criaient. À certains moments, on ne peut pas gagner, donc autant faire avec. Enfin, moi je vois ça comme ça.

Transmettre

AL Bien entendu, c’est ce projet-là qui veut ça. J’ai d’autres idées pour d’autres projets, mais cette fois je me dis : « tiens, ça peut être ça ma place de musicien ». D’être dans une idée de transmettre des choses : « voilà, j’ai préparé quelque chose mais je le fais avec vous ». Ça, c’est une place qui me plaît beaucoup et qui correspond bien à mon histoire. J’ai enseigné, j’ai des enfants, j’ai travaillé avec le monde amateur, je joue régulièrement avec des chanteurs, des chœurs amateurs aussi. La musique est pour moi quelque chose de vivant, de naturel, de normal. Et ça n’empêche justement pas de rêver ensemble. Je ne suis pas dans une approche élitiste. Et pourtant, ce que je fais, j’ai conscience que c’est pointu, que c’est même assez sélectif, entre autres au niveau de la conception. En revanche, dans la manière de présenter les choses, je préfère partir d’un sujet simple et le décliner d’une manière érudite et savante mais que chacun ait un petit fil rouge à suivre et que les choses se fassent. Partir d’un point de vue assez complexe et le mettre d’abord en avant risque de dérouter le public. Il faut vraiment qu’il soit là à bon escient, qu’il sache exactement de quoi il s’agit, qu’il soit au courant des tenants et des aboutissants.

Les pièces que je joue sont des pièces très complexes mais, je dirais, le petit fil rouge est très simple et les choses se font naturellement.

Alexandre Lévy fait ses études musicales au CNSM de Paris où il reçoit cinq premiers prix. Musicien éclectique et curieux, il crée un univers polymorphe et personnel nourri de ses multiples expériences en public et de ses rencontres avec d'autres artistes. Invité par des festivals tel que les Multiphonies du GRM, la Biennale musique en Scène, etc. il s'associe avec des compagnies de théâtre telle que la Cie AMK - Cécile Fraysse, ou de danse avec Pedro Pauwels, etc. et crée en 2003 sa propre compagnie, aKousthéa, avec laquelle il crée des formes hybrides : installations sonores, créations multimédias et spectacles musicaux dédiés à la scène.

Célio Paillard fait partie du comité éditorial de la revue L'Autre musique. Il est docteur en esthétique et enseigne les arts plastiques dans les écoles nationales d'architecture de Paris Val-de-Seine et Versailles. Il est également artiste plasticien et graphiste.