Intervouïe croisee
BRUNO ARTHUR & CÉCILE BROCHÉ

Après l'écoute des œuvres de Bruno Arthur et de Cécile Broché, la rédaction de L'Autre musique a voulu vous proposer un échange à voix haute autour de pratiques sonores qui incluent dans leurs dispositifs d'écriture des circonstances enregistrées ou live. Une mise à distance de l'atelier de chacun dans une discussion qui laisse apparaître des points communs, des différences et de nouvelles expériences visuelles et sonores à faire.

ÉCOUTER LE SON

sons enregistrés et musique

LAM - Frédéric Mathevet (FM) Une fois effectuée la collecte de sons, comment procédez-vous ? Comment choisissez-vous ce que vous pensez vouloir garder et que décidez-vous de faire par-dessus ? Qu'est-ce qui détermine ce qui est improvisé, s'agit-il de plusieurs improvisations ? En écoutant les prises de sons ambiants que vous avez réalisées, lesquelles sont jugées « exploitables » et sur quels critères ? Ou alors, avez-vous des idées particulières avant même de rechercher des sons à greffer par-dessus ?

Cécile Broché (CB) Pour moi, il est indispensable qu'il y ait un lien entre la musique et les sons collectés. C'est l'idée de base. Il y a toujours un lien entre la musique et les sons collectés. Par exemple, j'utilise les changements d'harmonie faits par le joueur de steel drum enregistré dans le métro de New York.

LAM - FM Dans l'ordre, ce serait donc : collecte, montage, violon ?

CB En réalité, le tri se fait un peu en même temps. Mais pour le projet Transsibérien, ce sera un peu différent parce que j'ai déjà toute la structure en tête, alors que je n'ai pas encore sélectionné les sons. Je cherche toujours à faire un lien entre les sons captés et la matière musicale, harmonique, rythmique ou mélodique, comme avec la texture.
Dans le projet Paris, il y a les bips des portes des métros et je reprends les hauteurs de note pour créer la musique. Ou alors, je les construits en accords, l'accord étant dans la composition musicale. Pareil pour le métro de New York : son tac-tic, ti-ki-tic, ti-ki-tic, tic-tic, ti-ki-tic me sert de base rythmique. Et tout à coup, un type se met à chanter ; je vais donc utiliser sa phrase mélodique pour la développer dans ce que je propose musicalement. Il y a tout le temps un lien. Je me demande quelle est la musicalité de cette matière du quotidien et comment, avec la musique, je peux la souligner.

LAM - Célio Paillard (CP) Ton premier projet, sur New York, avait rapport avec le silence.

CB C'était assez dingue. J'avais décidé de faire des captations parce que j'étais complètement fascinée par le son à New York. Et, tout en me baladant dans la ville, j'ai sans cesse ressenti un rapport avec le silence. En outre, à ce moment-là, il y avait une rétrospective Rauschenberg et, évidement, il y avait les grandes toiles blanches. Ça faisait un lien direct avec le silence en musique, avec le travail de John Cage...
Pour moi, New York, ville des contrastes, c'était tout sauf du silence, or je tombais tout le temps sur des choses de cet ordre. Je rencontre une vieille dame chorégraphe qui avait un projet à partir d'un poème sur le silence, celui qui est lu : « Listen, and here's the silence […] »

Bruno Arthur (BA) C'est toi qui le lis ?

CB Non, c'est la vieille dame que j'ai rencontrée. Et tout ça s'est passé au cours du même séjour. C'est pourquoi ça me paraissait évident que mon sujet allait être le silence.
Ensuite j'ai trouvé chez un bouquiniste, en Belgique, le livre qui sert de conclusion. C'est une histoire de Ma Yuan, très zen. Et c'est pareil, c'était pendant la même période, tout s'emmanchait parfaitement.

Circonstances de la recherche

LAM - CP Je m'éloigne un petit peu, mais je pense à un texte sur les processus de recherche que j'ai écrit pour la revue. Il découle de mon expérience de la thèse, mais j'ai l'impression que c'est un sentiment assez partagé. Beaucoup de gens me disent : « Ouah ! Tu fais une thèse, tu es vachement intelligent, tu as du faire des recherches de fou ! » Comme s'il existait une espèce de vérité scientifique supérieure. Alors qu'il me semble que la recherche est largement tributaire du hasard, qui fait qu'à un moment tu tombes sur tel livre, ou que tu es en train d'en lire un qui t'inspire, et tu lui trouves une place dans ta recherche. Gérard Pelé, le professeur qui me suivait – il écrit aussi dans la revue –, m'avait conseillé un livre de François Jullien, Éloge de la fadeur, qui m'a beaucoup plu. Ca m'a poussé à lire d'autres de ses écrits, que j'ai aussi appréciés, et finalement j'ai évoqué la pensée chinoise dans une thèse consacrée à l'Art numérique. J'y ai pris beaucoup de plaisir ! Il y a vraiment des rapports qui fonctionnent. Plus tard, je me suis dit : « Tiens, j'ai dit ça, mais j'aurais très bien pu dire complètement autre chose ». Le hasard de ces rencontres-là devient un catalyseur qui nous incite à exprimer ce que nous avons en nous à ce moment-là, et que nous avons forcément envie de partager.

CB C'est peut-être un système d'aller-retour aussi : il y a là des circonstances, une conjoncture qui t'ont poussé à chercher d'autres livres, mais c'est quand même toi qui as fait une démarche prospective.

LAM - CP Oui, et c'est aussi le hasard. Mais le hasard n'est jamais que du hasard !

Surpris et inspiré par les sons

CB Et toi Bruno, j'imagine que ton approche n'est pas la même ?

BA Pas si différente en fait. J'ai des sons que j'ai enregistrés. Je peux avoir des idées préconçues sur des sons qui me sembleraient intéressants mais qui en fait s'avèrent ne pas l'être ; et à l'inverse des sons que je rejette de prime abord pour finalement les garder. Parce que ça peut déclencher un écho en moi, intellectuellement, ou émotionnellement. Je suis attiré par certains sons, par exemple parce qu'ils vont déclencher des souvenirs : c'est souvent ce qu'il se passe avec les sons captés. Mais c'est toujours surprenant car la captation agit comme un microscope, en dévoilant des sons qu'on n'entend pas à l'oreille « nue ». Il faut vraiment les enregistrer pour les révéler.

LAM - CP Car notre oreille n'est pas directement connectée à ce que l'on entend vraiment puisque les bruits sont filtrés par le cerveau. On sélectionne les sons qui nous intéressent en fonction de la situation, alors que micro remet tout complètement à niveau, ce qui crée un bordel sonore. En plus, tu peux le diriger sur certaines sources en particulier que tu ne pourrais jamais entendre avec tes propres oreilles.

BA En gros, ce qui m'intéresse, c'est aussi de jouer avec ces sons après, comme toi Cécile, peut-être pas aux mêmes endroits, mais, disons, en terme d'ambiance. J'ai des débuts d'ambiance, et je continue à les travailler.

LAM - CP C'est comme si tu avais une espèce de couleur donnée par les sons d'ambiance qui t'inspirent et qu'ensuite tu partais dans cette direction.

BA Oui, c'est exactement ça.

Hasards arrangés

BA J'ai trouvé très beau le poème sur le silence. Je croyais que c'était toi qui le lisais.

CB Non, non.

BA Sa voix est vraiment intéressante.

CB Cette vieille femme est un personnage incroyable. Et chez elle aussi c'était étonnant. Elle vivait dans une résidence à Greenwich Village, Manhattan ; une résidence pour artistes, des retraités comme elle, qui ont un loyer modéré. C'était une très très vieille dame. C'est drôle ce qui s'est passé. Je l'ai rencontrée aussi un peu par hasard, du hasard provoqué. Elle ma invitée chez elle prendre le thé. J'arrive dans ce bâtiment terriblement austère – j'ai été en résidence un moment à la Cité des Arts, à Paris, et c'était le même genre de choc. J'arrive donc avec l'impression d'entrer dans une caserne et je me dis « mais c'est pas possible, il n'y a que des artistes ici, comment font-ils ? » Le contraste est assez saisissant. La porte de chez elle est la seule dans le couloir à être peinturlurée de partout, vraiment à la sauce 68, très psychédélique. Et c'est comme ça à l'intérieur ! Elle est là avec sa canne, super vieille. On discute toutes les deux, puis elle sort son poème sur le silence. Alors je lui demande si je peux l'enregistrer pendant qu'elle me le lit et elle commence à perdre son dentier ! Cette séquence, quand on l'écoute au casque, on entend bien qu'il y a des défauts parce que j'ai du mettre plein de filtres pour ravoir quelque chose de propre. En définitive, ça m'a pris des heures parce qu'on entendait tout le temps des clacs, des shuuu [salive aspirée], des claquements de dentier qui foutait le camp ! C'était hallucinant. Mais elle était en train de monter une chorégraphie, d'imaginer son prochain projet, même si elle était presque en chaise roulante !

LAM - CP Pourquoi as-tu à tout prix voulu enlever les claquements du dentier et les aspirations de salive ?

CB Parce que je ne trouvais pas ça intéressant à conserver. Et pour la compréhension du poème, c'était nécessaire. Je fais pareil pour les prises de son en ville : j'enlève systématiquement une tranche, à moins 20Hz dans les fréquences basses, parce que ce n'est que du bruit de circulation, du bruit sourd, qui n'apporte rien.

LAM - CP Tu enlèves le bruit de fond.

CB Pour avoir plus de lisibilité sur ce qui me tient à cœur. Un autre exemple. Je suis dans un parc où des enfants jouent, et j'ai envie d'enregistrer cette ambiance. Alors je sors mon micro et après, dans le casque, j'entends à peine les gosses, qui sont couvert par un gros bruit sourd. Aucun intérêt ! Le vent aussi est gênant, sauf si on veut délibérément travailler la-dessus. A priori, dans une séquence comme par exemple Times Square, avec l'ambiance reconnaissable du lieu et des musiciens qui jouent dehors, des gens qui se mettent à gueuler dans la rue et tout ça, le souffle du vent qui sature dans le micro me dérange plus qu'autre chose, alors j'essaie de le faire disparaître.

Jouer avec les circonstances

CB En revanche, j'aime bien l'idée de Frédéric de se servir des circonstances, ce doit être passionnant de jouer par-dessus ! Mais c'est une autre optique. Tu te dis :« Voilà, peut-être que je vais jouer avec ces sons-là », OK !

LAM - CP C'est-à-dire qu'au moment où il l'enregistre, il est vraiment obligé de prendre comme référence ce qu'il entend dans son casque, à la sortie directe du micro.

BA Je trouve ça intéressant parce que c'est une attention au monde, c'est le cas pour nous aussi, mais on rejoue, c'est une étape séparée. Lui, il est dans le moment. Ce sont deux phénomènes distincts. Son travail relève davantage de la trace.

LAM - CP C'est vrai que lorsque nous sommes partis faire ce genre d'expérimentations, nous souhaitions prendre toutes les circonstances en compte. Je pense que nous faisons une distinction, en tout cas dans la revue, en nous demandant quelle est l'importance des circonstances dans la création. Nous avions envie d'être dans une optique un peu différente de celle de l'Art contextuel et autres avatars. L'absolutisation du contexte le transforme en idée du contexte : ça sonne comme le contexte tel qu'on pourrait l'imaginer mais, finalement, ce n'est pas exactement le contexte. Ça passe toujours par un certain filtre de l'imagination, de la représentation. Cette fois-là, il s'agissait plutôt d'essayer de prendre le son le plus brut possible et de simplement souligner une certaine musicalité qu'on remarque sur le moment aussi.

Histoire des morceaux

CB C'est pour une raison similaire que pour mes projets, je ne me dirais pas « J'ai envie de faire un morceau, qu'est-ce que je vais utiliser comme matière ? » C'est plutôt dans l'autre sens. Il y a un projet qui est là, donc les matières vont avec. Si je veux faire un morceau, ce ne sera pas un morceau d'électronique. J'utilise l'électronique et les sons collectés, en vue de réaliser un projet, pas un morceau. Si je veux faire un morceau, ce sera plutôt pour le violon ou pour des groupes avec lesquels je joue, sans autre finalité que musicale. Les projets dont nous parlons ont une finalité, qui est de raconter certaines choses, pas de faire seulement de la musique.

LAM - CP Tu n’appellerais pas ça de la musique ?

CB Si, mais il y a toujours derrière un désir de raconter. Ce qui n'est pas le cas d'un morceau que je vais construire, qui partirait plutôt d'une idée musicale, d'un intervalle auquel je suis sensible à ce moment-là. Tandis qu'ici, c'est « Ouah ! New York ! Mais c'est complètement dingue ! » Et il y a toutes les émotions que ça suscite. En fait, ces projets-là sont nés d'une « circonstance » tout à fait particulière. Lorsque j'ai joué à Cuba, j'ai été subjuguée par la place de la musique dans la vie quotidienne, qui n'a rien à voir avec chez nous. La musique est partout, tout le temps, dans la vie de tous les jours, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit ; la musique est omniprésente dans l'environnement. Ça m'a fait réfléchir. En France, disons, la musique est réservée à des spécialistes, ça se fait dans les salles de concert, le soir en général, et elle est faite par des gens formés pour. Je schématise bien sûr. Mais ça a été le point de départ de mes projets : puisque chez nous la musique ne fait plus partie du quotidien, je vais prendre le quotidien et l'amener dans la salle de concert. L'intention de base, c'était ça. Mes projets se construisent autour de ça. Les gens n'ont plus l'habitude d'écouter, alors que si on ouvre un peu ses oreilles, on se rend compte que finalement tout fait musique. Ça peut être le son d'un escalator, ou justement les bips des portes de métro. C'est pourquoi la musique doit toujours avoir un rapport avec les sons collectés, pour mettre en évidence la musicalité du quotidien à travers ce lien.

Des rencontres

LAM - CP Est-ce une musicalité d'un quotidien plutôt urbain qui t'intéresse ? Tu ne semble pas beaucoup utiliser de sons de nature.

CB Sauf quand j'ai fait le projet sur la Provence, avec ces sons si reconnaissables. Je ne vous l'ai pas fait écouter car je n'ai pas de version CD de ce projet là. En fait, il y a toujours un élément live, avec les bandes. J'ai encore les bandes de Sud, dis-moi, mais le concert n'a pas été enregistré.

LAM - CP Tu as improvisé dessus ou c'était construit ?

CB C'était construit. On était deux. Dans Paris, on est trois et dans New York, je suis en solo. Pour Sud, dis-moi, on était en duo, avec un contrebassiste. Il y avait des choses improvisées, mais à l'intérieur d'une structure, d'une trame faite en fonction des bandes.

LAM - CP Vous vous êtes mis ensemble pour travailler à partir des bandes ou c'est plutôt toi qui as proposé cette trame en particulier ?

CB On a un peu bossé ensemble mais lui ne fait pas du tout d'électronique. C'est un contrebassiste acoustique. Mais il me faisait un peu de retours avec des propositions sur certains passages. On était en résidence pour un festival.

Mise en branle de l'imaginaire

LAM - CP Et toi Bruno, qu'est-ce qui t'a donné envie d'intégrer des sons captés dans tes morceaux ?

BA En fait, deux choses m'intéressent principalement avec les sons captés : il y a le familier qui surgit et qui relève du souvenir et de la mémoire auditive. Et puis, il y a l'inouï. Ces deux pôles m'attirent, et ce d'autant plus qu'ils peuvent être présents de manière concomitante. On reconnaît un son, mais pas tout à fait ; car on ne l'a jamais entendu comme ça.

LAM - CP Des sons qu'on n'entend pas naturellement et qui sont révélés grâce au micro ?

BA Oui.

LAM - CP Il s'agit de sons qui nous semblent familiers, quoiqu'un petit peu bizarres. On se demande d'où ils peuvent venir exactement.

BA Les sons captés induisent une « mise en branle » de l'imaginaire que je trouve extrêmement puissante. Et ça m'intéresse.

CB J'ai souvent ces retours aux concerts : les gens me demandent pourquoi je ne mets pas des images par exemple ou, autre réflexion, disent que des images leur viennent spontanément. Pour toi je suppose que c'est pareil ?

BA Oui.

CB Personnellement, je n'ai pas d'idées très arrêtées sur la question, là où j'en suis maintenant. Je ne voulais pas d'images au départ, justement parce que j'aimais bien l'idée que les gens se créent eux-mêmes leur propre imaginaire, et je ne voulais pas les canaliser. Dans ma réflexion très égoïste de musicienne, sur cette société tellement basée sur l'image, j'aimerais que les gens écoutent, qu'ils ouvrent un peu plus leurs oreilles. Si j'introduis de l'image, de nouveau ça focalise toute l'attention. Je voulais éviter ça. Et, de toute façon, je ne peux pas gérer ça. Je suis auditive, pas visuelle.

BA Moi je suis les deux et je suis d'accord avec toi, mais je pense qu'il est possible malgré tout de marier image et son de manière convaincante.  Par exemple Le songe de Poliphile, un film de Camille Henrot avec une musique de Joakim est une pièce vraiment réussie.  Mais c'est vrai que, trop souvent, c'est une restriction, du plus qui devient du moins. Ça restreint le champ alors que ça devrait l'élargir. Pourtant je pense que potentiellement ça peut fonctionner, que c'est faisable. J'ai commencé à travailler avec une vidéaste dans cette optique.

CB J'ai vu il y a peu un trio, 2 musiciens, 1 vidéaste, et c'était très convaincant. Ça fonctionnait vraiment comme un trio. Tout était intéressant. Et tout se nourrissait. J'ai gardé un très bon souvenir de l'ensemble de ce qui était proposé.

LAM - CP Mais dans ce cas-là, il faut que les images ne soient pas des illustrations des sons.

CB Absolument, sinon ça ne marche pas.

LAM - CP Que ce soit comme un trio, la vidéo étant un troisième instrument qui joue sa partie.

CB Exactement, ou à l'inverse.

BA C'est assez casse-gueule.

CB Mais c'était très très convaincant, vraiment réussi. C'est rare !

BA C'est navrant parfois.

LAM - CP C'est souvent le cas du Veejiing, quand on a l'impression parfois que, soit ça suit trop la musique, soit au contraire c'est un collage où on voit toujours la même façon de mixer les images.

Le familier et l'inouï

LAM - CP J'ai eu envie d'intervenir tout à l'heure, puis la conversation est partie ailleurs et, puisque je parle de « respecter » les circonstances, je n'ai pas voulu m'imposer. Je peux te demander maintenant, Bruno, si le rapport entre le familier et l'inouï peut s'apparenter à l'inquiétante étrangeté.

BA Oui, absolument.

Le faire - la déception

LAM - CP Tu expliquais tout à l'heure que la captation des sons est parfois heureuse, parfois décevante ou inattendue, par exemple dans le cas d'une machine oubliée mais qui tourne encore, dont le son pris fortuitement apparaît après coup formidable. Je pense que dans la création, la déception est un phénomène enrichissant qui bouscule nos idées reçues. On est souvent obligé de passer par cette étape pour pouvoir ensuite aller plus loin.

BA Quand c'est en train de se faire, on se rend compte qu'on avait une idée préconçue, parfois fausse. Mais ce qui surgit et qu'on n'avait pas en tête peut s'avérer exploitable.

Du déjà là

LAM - CP Avez-vous tous les deux le sentiment que c'est une pratique de la musique différente du fait de cette histoire de captation ? Qu'est-ce qui diffère, qu'est-ce qui ne change pas ? Comment votre façon de concevoir la musique peut-elle en être modifiée ?

BA Si tu travailles avec un autre instrumentiste, avec ce qu'il a préparé, tu vas discuter avec lui, il va y avoir un aller-retour. Là c'est un déjà-là qui est un peu spécial, que tu as plus ou moins choisi et tu es obligé de faire avec.

Sons captés et musique

LAM - CP Est-ce que ça change votre manière de composer ? Vous avez peut-être certaines habitudes, des façons de procéder qui s'instaurent, même si vous n'avez pas envie de garder des cadres trop rigides, des réflexes quand vous écrivez uniquement pour les instruments de musique. A contrario, est-ce que cette logique de circonstance propre à la captation elle-même vous entraîne ailleurs à certains moments ? Est-ce qu'on peut dire que c'est encore de la musique ?

BA J'aurais tendance à revenir à des choses que je fais en dehors des sons captés qui ne sont pas forcément intéressants dans ce registre-là. Le projet sur lequel je travaille en ce moment va m'amener à faire des choses de plus en plus minimales. Avec de moins en moins d'interventions instrumentales, de voix ou de rajouts extérieurs sur les sons que j'ai captés. Je fais confiance aux sons et à leur force évocatrice pour commencer, sans être fétichiste du son capté. Mais, au départ, j'obéis à une sorte de laisser aller tout en évitant de tomber dans des automatismes.

LAM - CP Quand tu composes de la musique, Cécile, tu t'en tiens au registre purement musical, les intervalles, etc. Mais, dans ce cas-là, à partir de ces rythmes et tonalités que tu as pu captés, retrouves-tu une démarche « musicale » plus traditionnelle ?

CB Oui, mais c'est un petit peu compliqué. Comme je suis travaille en solo, je fais beaucoup de choses, diverses et variées, en dehors de ces projets avec les bandes. Ça fait forcément bouger ma relation à la musique, mon rapport à la place de l'improvisation et de l'écriture. Il y a une interférence de l'un à l'autre, sûrement, plutôt dans ce sens-là d'ailleurs. Je ne pense pas que mes projets avec les bandes influencent le reste, mais en tout cas, ce que je vis dans la musique nourrit mes projets avec les bandes. Pour moi c'est assez évident.

LAM - CP Tu fais pas mal d'improvisations, mais utilises-tu ces techniques pour développer tes projets ?

CB C'est une des grosses différences que présentent pour moi le projet New York et le projet Paris. Pour le projet New York, j'étais dans une phase qu'on appelle d'impro libre, des choses très organiques. À l'époque où j'ai travaillé sur le projet Paris, j'étais dans une école de jazz. On y travaillait aussi l'improvisation, mais c'était un tout autre monde et une autre manière d'aborder les choses, donc forcément ça influence le résultat final. Pour le Transsibérien, je ne sais pas ce que ça va donner, mais je viens de passer 2 mois au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et je ne suis pas sortie complètement indemne de l'opération ! [Rires] Et puis je suis dans une espèce d'obsession de l'écriture pour le moment, donc je ne sais pas à quel point il y aura encore de l'improvisation. Tout ça évolue. Le prochain projet avec bandes sera un peu le résultat d'où j'en suis dans mon fonctionnement de musicienne.

Jusqu'où les circonstances doivent-elles être respectées ?

LAM - CP C'est-à-dire qu'à partir de la captation, vous vous rendez compte qu'on peut faire des pièces très différentes et que les diverses façons de faire de la musique peuvent se greffer (je ne sais pas si le terme est correct) ou s'allier avec les enregistrements.

CB C'est très ouvert comme proposition musicale.

LAM - CP Une des questions de ce second numéro de la revue, c'est jusqu'où on peut aller avec les circonstances, jusqu'où les circonstances peuvent faire l'œuvre. Peut-on « respecter » les circonstances ou, au contraire, les dénaturer ?

CB Mes projets, au départ, étaient prévus pour la scène. C'est complètement par hasard que je me suis retrouvée à faire des disques, parce qu'on me l'a demandé, alors que je ne raisonnais pas du tout comme ça, au contraire. Les projets qui sont strictement électroniques ou sur bandes, ou même ceux de Pierre Henry (enfin, lui est un peu à part), ça ne m'intéressait pas trop. Je n'avais pas envie de rester là comme spectatrice, même entourée d'une foule de haut parleurs. En travaillant avec des machines, je voulais quand même que l'aspect humain reste présent sur scène. C'était un choix délibéré. OK, des bandes, mais que ça soit du live. Un disque, c'est un tout autre problème parce que c'est un résultat figé, contrairement au live. Surtout dans les projets où il y a une grande part d'improvisation (je pense à New York), j'ai une trame qui ne bouge pas, c'est la bande son. Mais par contre, même si je sais qu'il y aura telle ou telle matière, et si j'ai un canevas de base, d'un concert à l'autre, je pense que ça peut prendre des tournures relativement différentes. Je ne sais pas si je réponds à ta question mais ça ne me paraît pas dénaturer le projet si ma logique en amont est respectée. Je n'oublie pas que dans telle séquence, il y a un type en train de jouer Bach sur son steel drums, et ce que je veux faire, c'est utiliser ça. C'est suffisamment vaste pour que ça prenne d'autres couleurs. Un projet, c'est une trame plus qu'un morceau de musique, et du moment où ce que j'essaie de faire passer est respecté, finalement, si ça prend une tournure différente, ce n'est pas très grave. S'il n'y a pas les mêmes notes aux mêmes endroits, mais si le fond de l'idée est conservée, ça me va. En travaillant avec d'autres musiciens aussi, il y a automatiquement une part que tu ne contrôles pas, surtout si tu laisses de l'impro. Ils ne vont pas faire ce que toi tu as dans la tête. Ça veut dire que tu dois lâcher prise, du moins en partie.

Les circonstances et le projet

BA Mon projet est suffisamment ouvert pour me permettre plein de choses. Grosso modo, l'idée est très simple. Il s'agit d'une journée, du lever du jour à la tombée de la nuit, sur une île, qui est l'île d'Oléron parce que les ¾ des sons sont captés là bas. Mais ce n'est pas du tout documentaire. C'est l'île d'Oléron tout en étant n'importe où. En définitive, c'est une île imaginaire. C'est une fausse contrainte. Et c'est extrêmement ouvert puisque que je peux utiliser d'autres sons, et jouer dans cette sorte de cadre, très amovible et très souple.

CB C'est marrant que tu dises ça parce que le projet sur Paris est construit sur l'idée d'une arrivée le matin et d'un départ le soir, et puis du déroulement d'une journée dans la ville. Sauf que ça ne donnera pas du tout les mêmes résultats !

LAM - CP Il y a ce rapport docu-fiction.

BA Je trouve les documentaires sonores intéressants. C'est beau. Il peut y avoir une dimension sociale… Mais ce n'est pas vraiment sur ce terrain-là que je travaille.

LAM - CP Ce n'est ni docu ni fiction, mais les auditeurs pourraient l'interpréter dans une sens comme dans l'autre.

BA Non, documentaire, ce ne serait pas sérieux de dire ça. C'est complètement imaginaire en fait. Et pour le coup, c'est une circonstance. Il se trouve que je me rends souvent sur l'île d'Oléron, où il y a une multitude de sons variés à enregistrer ; le fait même que ce soit une île m'intéresse. En contrepartie, il n'y a vraiment pas cette dimension de rencontres avec les gens qui peut être passionnante, pas non plus d'interview… Les voix qu'on a entendues tout à l'heure, ce ne sont pas des voix de personnes qui vivent sur l'île, pas exemple. Donc, ce sont des télescopages, entre des univers assez différents. Il faut juste essayer de trouver un assemblage efficace pour que ça marche.

LAM - CP Ça me fait penser à une installation que j'ai faite, qui est plus sur le texte que sur le son. Elle vient d'un sentiment, de souvenirs de voyage, d'expériences assez marquantes. Je suis allé plusieurs fois au Vietnam et, à un moment donné, je me suis arrêté dans un bled où quelqu'un que j'avais rencontré dans le car m'a hébergé. Mais il a fini par repartir et ne pouvait donc plus me loger. J'ai alors cherché un hôtel parce que j'aimais bien cet endroit où il n'y avait à peu près rien à faire, ce qui me plaisait justement. Il y en avait un, assez moche, au bord de la route nationale qui relie Hanoï à Saigon, devant lequel passait une flopée de bus. Et il y en avait un autre, dans un cadre très agréable, avec un manguier, et qui s'appelait justement le Jardin des manguiers. En fait cet hôtel était un peu bizarre et le mec que j'ai rencontré me disait que ce n'était pas une bonne idée de m'installer là, que ça craignait un peu. Il s'est avéré que c'était un hôtel de passe. Mais il était mieux que l'autre, donc je me suis retrouvé là et y ai passé 4 jours, comme si j'étais un des membres de la famille. C'est un merveilleux souvenir qui m'a vraiment marqué. Plus tard, de retour en France, j'ai écris des textes liés à ces moments vécus dans cet « antre de perdition ». Ils ont fait resurgir beaucoup de souvenirs de voyage, que j'ai utilisés et parfois transformés, voire des souvenirs de moments que je vivais ici, mais un peu de la même manière qu'en voyage. Tous ces textes parlent en quelque sorte de lieux qui n'existent pas vraiment, mais qui témoignent précisément de ce que j'ai ressenti. Ce n'est documentaire que dans les idées que ça fait passer, car c'est complètement fictionnel. Mais cette forme-là, inventée-refaite-recombinée, donne finalement quelque chose qui reflète un type de moment vécu, comme si on pouvait documenter une expérience, voire les sentiments que l'on ressent. Je suis désolé, je fais un entretien et c'est moi qui parle de mes œuvres !

LAM - CP Bruno, tu as utilisé tout à l'heure le terme « composition ». Je trouve ce mot intéressant. Il découle du verbe « composer », qui a plusieurs sens. Hormis composer au sens musical, la question est : est-ce qu'on peut « composer » avec les circonstances ? Comme on dit : je compose avec ceci ou cela, qui ne m'arrange pas trop mais enfin, je fais avec. Est-ce que vous avez pu avoir ce type de rapport-là, être obligé de « faire avec »?

BA Il faut vraiment qu'un son déclenche quelque chose chez moi, musicalement. Dans le sens « composer avec une péripétie » qui ne serait pas souhaitée, non. Assez rapidement, je vais me dire que tel son ne provoque rien et donc je ne vais pas l'utiliser. En revanche, dans le sens plus classique de composer, évidemment, c'est une composition, mais en fait je ne travaille qu'avec des sons qui m'intéressent. Il peut y avoir des petits accidents et, à la première écoute, je me dis que la prise de son est ratée ; puis, à la réécoute, je peux trouver ça pas mal. Parfois, je me dis : «  J'avais une bonne prise et là il y a un petit truc qui… » Mais parfois, il y a des accidents heureux. Dans ce cas, tu composes avec.

CB L'histoire de la vieille dame lisant de la poésie en faisant des bruits de dentier, c'est un peu ça. Pour le réutiliser comme je voulais, il me fallait absolument le nettoyer.

LAM - CP Donc le hasard est possible, mais il y a ensuite une phase de sélection à l'intérieur de ce hasard-là.

la composition

LAM - CP Comment se passe la composition en elle-même ? Cécile, tu composes la bande son et la musique en même temps ?

CB Plus ou moins. En général, il y a des aller-retour. Mais, évidemment, les heures que je passe devant l'ordinateur à faire la bande, je ne les passe pas à toucher mon violon. Pour ce qui est de la structure générale, oui, il y a des aller-retour ; c'est-à-dire que je vais réfléchir, même si je ne suis pas là en train de chipoter pour sortir des lignes mélodiques ou ceci ou cela… Le fait de travailler sur la bande alimente tout le temps la pensée de ce que je vais faire musicalement. À la différence peut-être du projet actuel sur le Transsibérien justement. C'est une grande première car, avant même d'avoir réécouté attentivement les sons, j'ai toute la matière quoique je n'ai encore rien fait. À ce stade, par contre, toute la structure est plus ou moins déjà faite. Ce qui n'était pas le cas dans les autres projets. La structure devenait évidente en travaillant sur les sons. Là, la structure, j'y ai passé du temps en Russie. Ce sont des circonstances en fait : j'étais en résidence au conservatoire de Saint-Pétersbourg et je souhaitais être dans le département composition électronique. Mais leur section électronique est nulle part ! Il n'y a rien comme matériel, je suis mieux équipée qu'eux ! Par contre, au niveau de l'écriture traditionnelle, c'est impressionnant. Monstrueux ! Hallucinant. [Rires.] Il m'a fallu du temps pour comprendre, mais au bout d'un moment, j'ai arrêté de me démener à essayer de commencer à travailler sur mes bandes là-bas. Ce n'était pas possible, l'environnement ne s'y prêtait pas. J'ai décidé de le faire chez moi. Mais pour l'écriture traditionnelle, ils sont très forts et je voulais en profiter. Donc je me suis retrouvée à écrire des pièces qui n'ont rien à voir avec le projet, des pièces pour violon acoustique, dans la lignée de la tradition. Ça m'obsédait un peu de discuter avec les profs de composition du projet, même si je ne leur faisais rien entendre. J'ai pu vraiment dégager toute la structure de la composition, dans les grandes lignes. Je ne sais pas encore si ça va être tonal, mais j'ai des idées. Les autres projets ne se sont pas faits comme ça. Dans celui-ci, finalement, la structure musicale est plus avancée que le travail des bandes lui-même. Mais elle est issue du matériel que j'ai collecté, parce que je sais ce que j'ai collecté pendant tout le trajet dans le Transsibérien, qu'on a fait des arrêts là, là, et là, qu'ils vont jalonner mon parcours.

LAM - CP Tu prends donc un risque. Vas-tu essayer d'arranger ta bande son pour qu'elle corresponde avec ton idée de structure de la composition musicale ?

CB Sans doute. Mais avec en filigrane ce que quelqu'un m'a dit un jour, dans un cours de composition justement : de toute façon, même si on a une idée, de l'ordre du conceptuel, il faut être toujours prêt à faire des compromis pour servir une idée musicale. Et si ton idée musicale t'emmène ailleurs, il faut l'accepter.

Ce sont des étapes et ça évolue sans arrêt. Avant, j'avançais à tâtons et je voyais ce qui en sortait. Maintenant, j'aime ce processus que j'expérimente, qui consiste à se projeter pour avoir une vision plus claire à l'avance, avant de mettre les mains dans le cambouis. Plutôt que de me lancer dans le vide, je prends vraiment le temps de développer la vision avant la réalisation – tout en sachant qu'il faut garder une certaine souplesse pour qu'en cours de route, tout reste possible.

LAM - CP Tu seras peut-être obligée de déroger à certaines idées pour finalement mieux les respecter au bout du compte.

CB Oui, l'idée n'étant toujours qu'une idée, il faudra l'éprouver musicalement pour voir si c'est suffisamment satisfaisant. Parce qu'au final, c'est quand même ce qui reste. Tu peux avoir des principes, des idées, des théories et tout, ce qui compte, c'est le monde sonore que tu fais naître, réellement. Le concept c'est bien, mais ça ne reste que du concept, ce n'est pas de la musique.

LAM - CP Et toi Bruno, comment composes-tu ?

BA C'est assez simple. Il y a entre 8 et 10 morceaux et chacun correspond à un moment de la journée. Les sons que j'ai captés à 8H du matin ne sont évidemment pas les mêmes que ceux que j'ai captés à minuit. Donc ils induisent une réaction particulière, ce qui fait qu'il y a une ambiance propre à chaque morceau, qui est très fortement en rapport avec le temps, celui de la prise de son. On pourrait assez facilement faire un test avec les sons que j'ai captés, les faire écouter à quelqu'un, sans aucune retouche, et il devinerait tout de suite que c'est plutôt aux alentours de midi par exemple. Et ça interfère sur mon jeu, qui n'est pas le même avec des grillons ou… Les sons captés ont une forte capacité à créer un « état d'esprit » chez l'auditeur. On en revient toujours à cette idée de souvenir, d'expériences vécues, à partir d'un son, à des choses assez lointaines, de l'enfance par exemple. Là, il s'agit d'une île, alors il y a des choses qui relèvent peut-être des vacances. Ça peut être des clichés mais ça ne me dérange pas. Par exemple, le bruit des vagues, c'est le cliché par excellence, les grillons aussi d'ailleurs. Mais je vais quand même utiliser ça, car ça reste intéressant. C'est un cliché de souvenir de vacances, une carte postale, mais avec un « pas de côté ». Si on regarde bien, il y a un petit truc qui fait que, non, en définitive, ce n'est pas vraiment une carte postale classique, c'est un « étrange cliché ».

LAM - CP Mais qu'est-ce qui fait que, par exemple dans ce morceau, tu t'es dit : « Tiens, je vais mettre des voix de polyphonie bretonne »?

BA Je fais des essais. Comme si tu avais un truc qui est déjà là (les sons captés) et que tu joues avec, tu tentes mais non, ça c'est pas terrible, ou alors, ah oui, peut-être, et puis tu enregistres et finalement non, ça ne fonctionne pas. C'est une sorte de bricolage. Tu essaies des choses, tu combines des sons avec d'autres sons et puis tu vois si ça fonctionne, ce que ça produit. Tu trouves que ça marche pendant deux jours, pour rejeter l'idée ensuite. Alors tu réessaies autre chose, etc. C'est comme ça que je procède.

Ce que je recherchais sur ce morceau : une nuit étrange mais pas un cauchemar ; c'est assez agréable, pas sinistre, mais mystérieux. En l’occurrence, c'est mixé de telle sorte que le son arrive, c'est-à-dire que le son monte peu à peu, comme si c'était une procession à travers un paysage, nocturne. C'est alors que des femmes arrivent dans le champ et puis s'en vont, elles apparaissent puis repartent. C'est assez cinématographique.

LAM - CP Tu as peut-être envie que les auditeurs vivent cette scène-là ?

BA Oui, mais j'ai entendu des commentaires divers et ça ne me dérange pas du tout. Au contraire, je suis plutôt séduit quand le public a ressenti des choses différentes de ce à quoi j'avais pensé. On a évoqué des chants japonais, des chants africains, la brousse ! Ça déclenche des réactions, des pensées, ça met en branle un imaginaire.

Couches sonores et surgissement

LAM - CP Dans ce que vous faites tous les deux, musique et captations se mettent parfois en valeur par concordance, parfois par contrepoints. Dans certains passages, on entend surtout les sons d'ambiance, plus tard plutôt la musique, comme des couches s’enchevêtrant, couches dont vous faites ressortir tantôt l'une, tantôt l'autre. Comment avez-vous travaillé ces ajustements ? J'imagine que cela dépend des morceaux.

BA Tu as déjà eu des jaillissements de sons, Cécile, qui apparaissent comme ça. [Rires.] Ça fonctionne bien.

CB Il y une séquence comme ça dans New York – je ne fais pas souvent de partitions mais là, je l'avais vraiment faite avec les minutages. C'était issu d'un exercice que j'avais fait à l'époque, dans une classe d'impro, qui s'appelait l'attaque mystérieuse. [Rires.] On se retrouvait, tout un groupe de gens, et aucune consigne n'était donnée ; on était censés attaquer tous ensemble une note en même temps, forte, courte, BAM ! Sans que personne ne fasse signe. C'est assez génial parce que ça crée une écoute et un rapport au silence très spécial, très particulier. Non seulement on va jouer, mais tout le monde est là…

BA Aux aguets !

CB En étant vraiment attentifs à la situation, ça produit une tension très spécifique. Mon idée était d'utiliser ça. Quand on n'écoute que la bande, c'est encore plus évident. Là, la musique trace un peu plus une ligne.

BA Ce sont des points sonores.

CB Ça partait vraiment de cette idée-là. Avec des interventions plus espacées au début, plus rapprochées à la fin. C'était un peu le thème de ce projet qui est basé sur 3 volets, les 1 et 3 se faisant face. À l’intérieur de certaines séquences, le découpage est construit en miroir.

LAM - CP Ce principe de surgissement est vraiment intéressant : d'abord du point de vue purement musical, dans l'idée de placer un événement saillant pour capturer à nouveau l'attention des visiteurs. C'est la théorie de la communication : tu parles posément et tout d'un coup tu dis, EH !, une expression très sonore et brève un peu originale, pour reprendre l'attention. Sinon on risque de se lasser de la conversation, et avec cette sorte d'interruption, on suscite l'intérêt. Je trouve ça très efficace, notamment grâce à ce jeu de couches, ces deux strates simultanées, parfois distinctes, parfois réunies, avec des moments où on a le sentiment de n'écouter que la musique ou que les sons captés. Ce genre de surgissements, qui peuvent être de la bande son ou joués par un instrument de musique, ça permet de souligner les deux aspects de ces projets. C'est dans ce dialogue entre les deux que ça se joue ou, précisément dans ce qu'il se passe entre les deux.

BA Il y a une espèce de tension.

LAM - CP Ce qui fait que les deux sont forcément là, peut-être pour rappeler qu'on est à l'écoute. C'est un moyen de faire ressentir aux auditeurs la musicalité de l'environnement : « Prenez la peine de l'écouter ». Parce qu'il y a des choses très belles qui se passent du point de vue sonore simplement dans la rue et que ça peut être un plaisir. À partir du moment où on se met à faire attention à ça, on commence à apprécier ce son qu'on n'aurait par remarqué auparavant. Ça déclenche de petits émerveillements qui enrichissent le quotidien.

Quant à l'attaque mystérieuse, ça me fait penser à des exercices de théâtre du même ordre, mais à l'envers. J'en avais faits avec un réel plaisir. En tant que prof, j'étais venu avec mes étudiants et une autre enseignante faire un stage à Chaillot. C'était les exercices habituels : une personne marche les yeux fermés et l'autre la tire, ou l'appelle pour la diriger ; ou alors on court en ligne droite, avec les yeux fermés encore, jusqu'à ce que quelqu'un nous arrête avec sa main… Autre exercice : on est tous assis en cercle, et on doit compter. Il faut énumérer les chiffres, dans l'ordre, et n'importe qui peut parler, mais si deux personnes le font simultanément, on revient à zéro. Cette fois-là, on a pas réussi à dépasser 12, je crois !

Narration et culture

LAM - CP Il semble qu'il y ait un rapport à la narration dans vos projets.

CB Effectivement, je travaille sur ce projet parce que j'ai envie de raconter quelque chose. Mais je me sers aussi d'éléments qui sont plus éloignés que la stricte captation sonore pour alimenter mon récit. Pour le projet New York, je me suis servie finalement de Rauschenberg et de John Cage, de choses qui ne sont pas directement de l'ordre de l'écoute des sons captés, qui sont des idées musicales d'un ordre plus général. Autant New York était basé sur le chiffre 3, avec trois parties, etc. parce que je trouve que la langue anglaise, américaine on va dire, est très ternaire, autant le projet Paris était en deux volets, pour une même raison de langue, le français étant très binaire. Je me sers d'éléments qui sont en deçà, au-delà de la captation sonore proprement dite pour construire la narration. Au sujet du Transsibérien, c'est pareil. J'étais contente de repasser du temps en Russie justement pour ce contexte. Effectivement, ça m'a donné beaucoup de réponses par rapport à la structure que je veux faire, et j'ai vu que la langue russe entretient un rapport unique avec le chiffre 5.
Je collectionne plein d'objets, d'idées, de bouquins, de films, qui finalement nourrissent la narration proprement dite, qui n'est pas seulement issue de la captation des sons. le contexte est plus large, culturel, voire anthropologique. Je ne vais pas jusque là, mais au niveau de la linguistique, je trouve le rapport entre la musique et la langue passionnant. Et ce n'est pas étonnant que la musique russe soit ce qu'elle est. Ce n'est pas étonnant que le swing soit né aux États-Unis parce que la langue est comme ça. J'ai été prendre des sons au cours d'une messe à Harlem, il suffisait d'ajouter une section rythmique aux déclamations du prêcheur pour qu'on entende du blues ! Sa manière de parler, c'était du blues. Pareil à Paris, je ne décide pas ce que je vais faire, je prends un peu tout ce qui se présente, comme ça vient, et là, ce qui m'apparaissait en réécoutant, c'est que le verbe a tout de suite évoqué un accord qui ne pouvait être que français ! Et il y a toutes ces références qui apparaissent. J'avais décidé de construire sur le modèle d'une journée, il fallait donc une séquence dans une boulangerie. À cause des références culturelles. La séquence du Père Lachaise, c'est encore plus évident. J'ai mis un texte d’Apollinaire – j'aime bien utiliser les textes. Il y a des références qui ne sont pas strictement celles de la captation sonore ; là, bien sûr, j'ai demandé à une personne de me lire délibérément le texte d'Apollinaire, ça ne s'est pas fait par hasard. Le fil rouge, c'était l'histoire, et ce qui se rapportait à la culture française ou à la langue française…

Des projets plastiques

LAM - CP Là encore il y a une sorte d'aller-retour. Vous avez utilisé tous les deux le mot « projet », et le rapport entre cet objectif et les circonstances est intrigant. Le terme « projet » peut être plus facilement associé aux arts plastiques qu'à la musique, avec cette idée de partir d'un point de départ qui tient souvent un peu du hasard, ou vient d'un événement soudain et marquant. Essayer d'y réfléchir, de trouver des références, de faire une recherche, pour ensuite jouer sur un double niveau, celui sensible de la chose ou celui de l'histoire, ou les deux à la fois, dans une approche plus générique, qui ne sera plus simplement votre petite histoire à vous. Peut-on dire que vos projets sont purement musicaux ou qu'ils sont plastiques ?

CB Moi je trouve que ce sont des projets plastiques. Je suis profondément musicienne ; le visuel, ce n'est pas du tout mon monde, je ne prends même pas de photos. Mais je sais que je suis très inspirée par les arts visuels : les expos de sculptures, de peintures…

BA Moi je dirais les deux. J'ai fait des études d'arts plastiques, je vais régulièrement voir des expositions et ça influence mon travail. D'ailleurs parmi les compositeurs qui m'intéresse, il y a John Cage et Luc Ferrari qui, tous les deux, entretenaient des rapports étroits avec le champ des arts plastiques.

BA Pour en revenir à la narration, en fait c'est très simple, il y a l'aspect narratif d'une journée donc, avec un début et une fin ; une personne se promène et capte des sons au cours d'une journée. Et il y a des moments d'écoute.

LAM - CP Où on entend que la captation ?

BA Oui. On pourrait dire que ce sont des moments d'une journée. Si on fait une comparaison avec un texte littéraire, ce serait comme un texte à trous. Avec un début et une fin mais il manque des passages. Il n'y a que des bouts de phrases. Le texte est complété par celui qui écoute. La narration est donc minimale, je propose plutôt des images, qui surgissent. Et chaque son a une image, ou plusieurs, mais il y a des liens entre ces images qui apparaissent à un endroit, l'une à un moment, l'autre après. Il y a en plus l'idée de succession, parce que les morceaux se suivent évidemment. Bon ce serait plutôt le degré zéro de la narration ! [Rires.] Ça commence à zéro et ça se termine à 4'54'', à la fin du morceau.
Mais sinon il n'y a pas vraiment d'histoire. J'ai des trucs, parfois, qui relèvent du narratif, à l'intérieur de ce que j'enregistre, des gens qui parlent par exemple. Je préfère capter des bouts de phrase, des gens qui passent à vélo et on entend des éclats de rire ; des gens croisés et on entend des bribes de conversation. Il y en a une que j'ai captée d'un marchand qui vend des sacs, des porte-feuilles, avec des réflexions assez drôles, mais je ne suis pas sûr de l'utiliser. Ce n'est pas le fait que ce soit anecdotique, mais tu l'écoutes une fois peut-être, pas deux. Est-ce qu'on écoute avec intérêt deux fois la même blague ? Je préfère des choses plus suggestives.

CB Le rapport à la langue était flagrant pour moi, entre les projets New York et Paris. Parce que même en étant bilingue, le fait que ce n'était pas ma langue maternelle favorisait beaucoup la prise des sons humains, des sons parlés, plus suggestifs que pour le contenu. Et en français, il y avait le risque se laisser détourner par le sens des mots captés. Un mot a une signification, un référent extrêmement présent, et j'ai trouvé ça très piégeant. Évidemment, avec la Russie, je suis relativement tranquille. Et avec la Chine encore plus ! C'est plus facile à ce moment-là de se détacher du contenu de ce qu'on entend.

Musique cinématographique

LAM - CP Tu parlais de ce rapport cinématographique, en quoi consiste-t-il ?

BA Ce qui vient quand tu écoutes, ce sont des images, plus facilement que si tu écoutais une musique purement instrumentale. Tu vois les choses. En entendant des vélos qui passent, tu les « vois » parce que tu reconnais leur son et tu te les représentes. Le label Metamkine a d'ailleurs une collection au titre révélateur : « cinéma pour l'oreille ».
Label plutôt intéressant parce qu'il se démarque d'une certaine musique électroacoustique qui, parfois, se voudrait futuriste et qui sonne daté dès le départ.

LAM - CP Parce qu'on reconnaît les outils et quand ça a été réalisé ?

BA Oui. Y compris avec des trucs très bien faits.

LAM - CP L'aspect cinématographique, n'est-ce pas l'idée de bande-son de film ? Dans laquelle, il y a un mélange entre les sons d'ambiance et la musique ? Ou des aller-retour ? Tu entends des bruits, puis de la musique, et des bruits. Est-ce que ça ne suffit pas à nous mettre dans une certaine prédisposition, à ce qu'on a l'habitude d'associer à ce type de mixage sonore ?

BA Oui, exactement.

LAM - CP Comme dans la vie de tous les jours. Quand tu es dans les couloirs du métro et qu'une personne joue de la musique, parfois ça te pénètre et tu as l'impression d'être dans un film.

BA Oui, je pense que c'est ça. Plus ou moins inconsciemment !

LAM - CP En plus, ça permet de changer ton regard par rapport à ce que tu vois ou ce que tu es en train de vivre. Tout d'un coup tu te dis « je suis en train de vivre un film ! »

CB En fait, ce qui m'arrive maintenant, c'est d'être parfois dans des situations où j'ai l'impression d'être dans mon disque. Quand je retourne à New York, j'ai passé tellement de temps à travailler sur le son du métro, que lorsque je suis là à attendre sur le quai et que j'entends ces sons, je me dis « c'est pas possible ! »

BA Oui, c'est ça ! C'est assez curieux. Il y a un truc que j'aime bien faire, c'est de réécouter sur place ce que je viens d'enregistrer. Donc il y a un mélange entre ce que je continue à entendre en réalité et ce que je viens de capter 2 minutes avant.

CB Je ne fais jamais ça.

BA C'est très très étrange.

CB Je vais essayer !

LAM - CP Pendant mes études, j'avais fait un mix sonore pour accompagner des photos du métro, une bande-son avec des bruits du métro parisien, notamment des escalators d'un RER de Nation, qui produisent une espèce de couinement super aigu et très beau. Et dans chaque fois que je descends à Nation, en l'entendant, les photos me reviennent en tête.

CB Il y a ce truc étonnant, à Gare de Lyon : les motrices font la gamme par ton. J'ai récupéré ça pour une des séquences. Je pense que quand ils chauffent les machines le matin, ça fait do-do ré-ré mi-mi fa#-fa# sol#-sol# la#-la# do-do, c'est dingue ! Tu n'as rien à transformer.

Couche de bruits souterrains

LAM - CP Je reviens à cette composition en 2 couches, les sons captés et la musique par-dessus, qui fait que quand on écoute plutôt l'une que l'autre, il peut y avoir une espèce d'effet souterrain de la seconde, bien qu'on ne l'entende pas vraiment. Et qui ressort plus tard et nous refait comprendre qu'elle était déjà là. Pendant qu'on ne l'écoute pas, on l'entend quand même.

CB Je trouve ça très clair dans le morceau de Bruno qu'on a écouté, avec les voix. Tout d'un coup, quand elles se retrouvent toutes seules, on sent clairement l'effet.
BA Un son n'existe que par rapport aux autres. Une fréquence se fait entendre puis peut être couverte par une autre. C'est comme une couleur. Le rouge était là dès le départ mais, quand du blanc remplace l'orangé qui était à côté, on le voit davantage par contraste. Il y a des croisements de sons, des apparitions, disparitions, qui sont révélées les unes par les autres.

LAM - CP J'imagine que ça vient du fait que des gens entendent des bruits de la nature et qu'ils ont envie de réussir à les refaire eux-mêmes. Et dans ce cas-là, en réintégrant des sons environnants, c'est comme si vous reveniez à la source d'une inspiration musicale, et ça montre les parallèles qu'il peut y avoir avec une composition musicale…

CB Je pense que dans n'importe quel cas on n'est pas coupé de son contexte. Il y a des exemple assez frappants. J'ai entendu un disque de musique des Pygmées Aka. Quand tu entends la musique qu'ils produisent et les sons environnants de la jungle, le lien est clair. C'est pourquoi ces histoires de langue m'obsèdent, parce que je pense que tout est terriblement lié, notamment le type de musique que tu produis. On est dans un contexte et on est relativement perméable. Ça nous marque d'une manière ou d'une autre, d'office. J'ai lu L'art des Bruits, le livre de Luigi Russolo, qui a été un peu au départ de la musique concrète : il inventait des machines à faire du bruit. Il était sans doute assez farfelu, mais il y a un fond de vrai la-dedans. Beaucoup de choses sont nées de la civilisation industrielle et le fait qu'on puisse inclure du son capté, c'est tout simplement issu d'une possibilité et de ce dans quoi on vit aujourd'hui.

LAM - CP Je pense à ces parallèles de composition : on entend des sons puis des voix, et dans tout d'un coup elles sont laissées seules… Comme lorsqu'un instrument arrête de jouer et que les autres sont mis en valeur par répercussion, ou qu'un autre apparaît au premier plan, on le découvre alors qu'il était déjà là…

CB Oui, sûrement. Même si on utilise de la matière brute, mais dès qu'on pense développement, on fait appel à ses connaissances, a priori. Pour maintenir une trame, de l'intérêt, pour construire. C'est aussi l'idée de mettre une pissotière dans une salle d'exposition et d'en faire une sculpture, en soignant chaque contour, détail, etc. On pourrait prendre les sons tels quels, c'est une prise de position. Mais à partir du moment où tu veux sculpter la matière, tu t'interroges sur la forme. Donc forcément, les processus de composition. Ici en l'occurrence, puisqu'on traite la matière qui est mise en forme, c'est du son. Qu'il soit instrumental ou capté.

Tous les possibles

BA Ce qui m'intéresse aussi, c'est l'idée que tout est possible. Je me mets assez peu de barrières. Je tente, je fais des essais. Et puis, ça rate ou ça réussit. Concernant cette exploration des possibles, il y a un disque qui m'a marqué, c'est Slide de Dominique Grimaud. C'est un musicien qui fait des installations et qui avait invité plein d'artistes à jouer avec lui, dont Jean Pallandre pour les sons captés.

CB Il n'a pas joué avec Luc Ferrari aussi  ? Je sais qu'il a travaillé avec des improvisateurs aussi.

BA Avec Ferrari pas à ma connaissance mais avec des improvisateurs, oui. Son disque est d'une grande richesse de timbres, il y a une palette de sons très variée, on a vraiment l'impression que tout peut surgir à tout moment. C'est assez fantastique. Il y a quelques sons captés, des vents, des guitares, de la batterie, du theremin, des platines, du synthé analogique… Je parlais d'inouï tout à l'heure et, justement, par moments on ne sait plus trop qui joue quoi. C'est vivifiant, ça donne de l'énergie. Tu sens que ça peut aller dans plein de directions différentes…

LAM - CP Il y a désormais moins de distinction entre les différents arts. On est dans une période où beaucoup de plasticiens utilisent du son, et où des musiciens font des formes qui ne sont pas purement dans les standards des concerts. C'est bien qu'il puisse y avoir des mélanges. C'est un décloisonnement que nous revendiquons dans la revue, en présentant les démarches d'artistes sans nous demander s'ils viennent plutôt des arts plastiques ou de la musique. Il n'y a pas de distinction spécifique à faire. Bien que ce ne soit pas toujours exactement les mêmes cultures, certains projets se rejoignent.

BA Ça peut amener de la fraîcheur, en évitant de se dire : « On ne peut pas faire ça ! » « On fait pas ça ! » « Ça se fait pas ! » etc. Ce n'est pas parce que « ça ne se fait pas » que ça devient forcément intéressant, mais au moins c'est libératoire. Il y a de plus en plus de plasticiens qui travaillent le son. 

CB Ceci dit, ce n'est pas toujours très heureux ! [Rires.] J'entends souvent des vidéos avec un son de mauvaise qualité, et ça me gène !

LAM - CP C'est un moment de transition, ça va peut-être changer, comme pour la photo. Beaucoup de plasticiens se sont intéressés à la photo à un moment et il y a eu ces modes des photos ratées ou ultra banales, voire mal prises, avec des couleurs dégueulasses et mal exposées en plus ! Aujourd'hui c'est souvent bien fait, on ne voit plus forcément la différence entre des photos « plasticiennes » et des photos graphiques. Peut-être que les artistes vont dorénavant apprendre à bien enregistrer et bien traiter le son !

CB C'est sûr. Et vice versa d'ailleurs. J'ai encore vu il n'y a pas longtemps un concert où les musiciens étaient censés bouger sur scène, c'était catastrophique. Ils auraient mieux fait de s'en tenir à leur jeu. Mais s'ils doivent continuer à bouger sur scène, ils vont apprendre à mieux le faire. Il n'y a pas de secret ! C'est une question de pratique, of course.

Spectateur et acteur

LAM - CP Qu'est-ce qui vous marque le plus dans ce rapport aux sons captés ?

CB J'adore le moment de la captation, parce que c'est, zou ! On sort les antennes et… Ça provoque une écoute particulière et je trouve ça vraiment tripant. Comme je disais tout à l'heure, le fait de travailler la captation, de réécouter, ça te renvoie à une histoire et ça te remet des images de ce que tu as vécu au moment où tu le faisais, des liens qui se font avec ta propre histoire, etc. Et dans mon cas, le fait de m'intéresser à tout le contexte me fait triper aussi. Le fait de me retrouver en Russie, d'essayer de comprendre comment la langue fonctionne, pour l'utiliser, elle et sa structure, pour la composition de la pièce, et puis de m'intéresser à la culture russe en général « Tiens, je vais relire les Russes ! » Travailler sur ce projet me donne une excuse pour aller chercher, fouiller…

BA Moi aussi. C'est pas en Russie, mais le scénario est le même. Disons qu'il faut accueillir ce qui surgit et qu'on n'a pas prévu. C'est ça qui est intéressant.
Il y a aussi le mode d'écoute particulier de la prise de son. On est avec un appareil, avec un casque sur les oreilles, etc.

CB On se met en spectateur de la vie.

LAM - CP C'est peut-être pour ça que ça peut donner « une forme cinématographique ». On est spectateur comme en voyage, lorsqu'on s'assoie sur un banc et qu'on regarde ce qui se passe autour de nous ; on est en entre les deux, à la fois spectateur et acteur, on peut rentrer dedans ; ça fait des aller-retour.

BA C'est exactement ça : l'idée d'être là et en même temps pas complètement, parce qu'on fait autre chose. On voit des gens qui parlent, ça se déroule, on y est et on peut intervenir la-dessus pour que ce soit différent. Tu peux moduler un peu le réel et en même temps tu regardes effectivement. Tu es dans la contemplation et dans l'action en même temps. Il m'arrive souvent de marcher, de tourner autour d'une source sonore, de faire des « travellings sonores ».

LAM - CP L'enregistreur audio est aussi l'instrument, tu peux en jouer, en fonction de l'orientation du micro, par exemple.

BA Ça m'est arrivé avec une cascade et un petit plan d'eau : les cascades, ça peut sonner comme des chasses d'eau.

CB Tu te dis c'est joli et puis quand tu réécoutes après ça fait schuuuuuusss ! [Rires.]

LAM - CP Comme les prises de son pour le cinéma. Un ami qui est ingénieur du son m'a raconté une anecdote : si tu veux rendre le son d'un marteau piqueur, il faut enregistrer autre chose que le son de la machine, qui ne ressemble pas au son qu'on lui associe.

BA Parfois le faux est plus vraisemblable que le vrai.

Bruno Arthur est musicien.

Cécile Broché est musicienne.