Field Recording
usages et supplémentarité contextuels de l’enregistrement sonore
FRANÇOIS J. BONNET

Depuis les années 50, une branche nouvelle de l’art sonore s’est développée grâce à la portabilité des magnétophones. Ce territoire nouveau s’est par la suite différencié, se déclinant en différentes pratiques, de l’approche concrète à la phonographie, en passant par le soundscape. Questionnant le champ du musical et ses limites supposées, en remettant en jeu notamment l’héritage cagien, la pratique du field recording soulève également d’autres problématiques tournant autour de la transmissibilité d’une écoute. La « schizologie » effective du principe d’enregistrement-diffusion génère en effet une coupure entre l’écoute de l’artiste, au moment de sa prise de son (souvent réalisée dans des endroits difficilement accessibles ou présentant un certain exotisme), et l’écoute de l’auditeur qui est une écoute domestique. Que reste-t-il dans les sons de la forêt amazonienne, par exemple, de l’expérience d’écoute in situ, lors qu’elle est donnée à ré-entendre dans un cadre et selon un dispositif domestique ?

Une telle question pourra se résoudre en empruntant deux cheminements : celui de l’imagination, où le son est suppléé par un mécanisme d’évocation (l’enregistrement sonore ne présente un intérêt que parce qu’il signale et re-présente l'imaginaire de sa capture) et celui d’une conceptualisation du contexte, où le caractère incommunicable de l’expérience d’écoute est atténué par un travail proprement artistique, accompagnant et prolongeant l’expérience d’écoute, créant une écoute nouvelle, autre que le fantôme désincarné d’une écoute restituée.

L’art de la reproduction sonore aura longtemps été principalement une affaire d’intérieur. Les limitations des premières techniques avaient eu une conséquence importante : l’enregistrement sonore n’allait pas à la rencontre du monde. C’était bien plutôt le monde, lui-même, qui venait à lui, s’invitant à l’exploration de ses potentialités ou des promesses qu’il portait et, notamment, dès le début, celle de sauvegarder les sons promis à disparaîtreCf. Jonathan Sterne, The Audible Past, Duke University Press, 2003, en particulier « The Voices of Dying Cultures, Audio Ethnography and the Ethos of Preservation » p. 311-325..

Bien sûr, des « francs-tireurs », des « chasseurs noirs », pour reprendre les mots de Jean-François Lyotard, ont existé. Parmi ces pionniers, on peut citer Ludwig KochCf. Archival Sound Series : Ludwig Koch, compilé par Yasuhiro Morinaga, 2009., figure tutélaire de l’enregistrement de la vie sauvage ou Pierre Schaeffer qui, en 1948, à l’aide d’un camion « régie », se rendit à la Gare des Batignolles pour y capter les matériaux de sa célèbre Étude aux chemins de fer, ou encore John Lomax, qui enregistra de nombreux folksongs dans les années 30 grâce à une machine de 150 kg qu’il avait installée dans le coffre de sa voiture.

Mais c’est en 1951 qu’un tournant technologique eut lieu. A Lausanne, Stephan Kudelski mit en au point le premier enregistreur réellement portable, le Nagra. Cette invention donna accès à un monde sonore qui n’avait jusqu’alors pas été reproduit : celui des espaces inaccessibles. Un an à peine après son invention, le Nagra était déjà utilisé au cours d’une expédition dans l’Everest.

En quoi l’invention du Nagra constitua-t-elle une authentique rupture dans l’histoire de la reproduction sonore ? Une telle machine ne changea en rien la nature du protocole d’enregistrement qui est, comme son nom l’indique, une mise en registre du son, à travers l’inscription, ici sous forme d’états magnétiques, de son profil énergétique. C’est donc moins ce qui est enregistré qui a subi un changement fondamental que la pratique elle-même de l’enregistrement sonore et, à travers elle, de celui qui enregistre.

Les cinq courtes notes qui suivent abordent, chacune à leur manière, ce changement radical, cette rupture opératoire qui a déterminé et conditionné les nouvelles pratiques de l’enregistrement sonore.



Capturer et prolonger le réel

L’enregistrement portable est l’outil originaire d’une démarche créative autonome dont l’objet est la reproduction sonore elle-même. Une telle pratique s’est cependant scindée en différentes entités, différents styles, chacun développant un protocole et une philosophie propre quant à l’usage et au devenir du son enregistré. Le caractère in situ de l’enregistrement, que la portabilité des dispositifs a permis, a lui-même engendré une pratique de la captation profondément imprégnée et orientée par l’expérience de l’espace.

L’art des sons, qui jusqu’alors s’était presque exclusivement manifesté en musique ou en parole, reposant donc sur des sonorités systématisées, se munit, grâce à l’enregistrement, de tout le spectre possible de la réalité audible. L’enregistrement, en premier lieu, saisit, ou capture, les sons du réel. Sa fonction première, en tant que modalité d’expression, a d’ailleurs été de nature documentaire. C’était une fonction de reportage. Le réel, à travers ses manifestations sensibles, était déporté puis reporté à travers un médium, qui deviendra plus tard un média. L’enregistrement remplissait alors la fonction double de prolongement et de révélation du réel.

En effet, en tant qu’instrument de capture du réel, la pratique de l’enregistrement, fût-elle artistique, possède une valeur heuristique : elle fait témoignage et relaye une « découverte auditive » subjectivée par la composition de la phonographie (de même que l’on compose une photographie, à travers son cadrage et sa profondeur de champ). La pratique de l’enregistrement vérifie alors la plupart du temps la proposition suivante : le réel est son objet. Ainsi, le naturalisme investit le « corpus symbolique » de l’enregistrement sonore et inféode souvent la pratique à ses préceptes.

L’enregistrement sonore est donc circonstancié par un réel qui en est l’objet mais qui ne lui offre pas pour autant tout son potentiel. L’artiste prélevant sa matière par l’enregistrement devra faire face à des circonstances diverses (temporelles, géographiques, climatiques, etc.) encadrant sa prise de son et la limitant. Le son enregistré (et donc, in extenso, l’œuvre sonore elle-même) est ainsi contingent d’un ensemble de circonstances extrasonores qui vont pourtant le déterminer.

Mais qu’est-ce, au juste, que le réel ? On peut définir le réel comme l’espace d’indistinction entre ce qu’on perçoit et ce qu’on se représente. Le réel, c’est ce qui participe de l’inscription des phénomènes sensibles dans un tramage autonome, dans une structure d’existence. Ainsi, l’enregistrement sonore se compare souvent à une capture des sons du réel. Cette approximation est rendue possible en ce sens que l’enregistrement fait illusion, ou, pour le dire plus simplement, l’enregistrement sonore est suffisamment fidèle pour que l’on croie entendre réellement le son enregistré. Il y a adéquation entre le son représenté et le son perçu. Évidemment, une telle adéquation est fallacieuse : quand on enregistre le son d’une cloche et qu’on le rejoue depuis un magnétophone, ce n’est pas le son de la cloche qu’on entend, mais la transduction électromécanique de l’empreinte magnétique du son de la cloche.

Mais cela importe peu. Ce qui importe, c’est que le dispositif fasse illusion et que le rapport au son enregistré paraisse être immédiat. C’est, semble-t-il, sous cette seule condition, que l’enregistrement sonore a pu s’épanouir dans sa quête des sons du monde. Une telle condition a deux effets. Le premier, le plus important, c’est que la pratique de l’enregistrement va pouvoir, au prix de cet arrangement, se construire autour d’un rapport « authentique » au réel et ainsi être autorisé d’en témoigner. Le second, directement lié, est que cette même pratique de l’enregistrement va pouvoir s’appuyer sur ce rapport au réel en convoquant, pour diverses raisons, le contexte dans lequel l’enregistrement a été effectué. Comme on l’a dit, l’enregistrement s’inscrit dans les limites matérielles, physiques, climatiques du lieu où il est réalisé. Le son enregistré en témoigne lui-même parfois. Mais même dans les cas où ce contexte est, de prime abord, transparent pour l’auditeur, il peut tout de même réapparaître sous différentes modalités destinées à augmenter la portée artistique ou la pertinence de l’enregistrement. On y reviendra.

La première inclination, alors, dans la captation du monde sonore extérieur, sera de rendre compte de son écoute, de la même manière qu’un photographe-paysagiste essaie de prolonger son regard. Il s’agira ainsi, à travers la phonographie, de capturer et de prolonger son expérience d’écoute, l’abstrayant par la même occasion de son cadre d’apparition, de son hic et nunc cher à Walter Benjamin. En effet, l’enregistrement, tant qu’il fait illusion, peut prétendre substituer l’expérience d’écoute in situ par une écoute domestique du son fidèlement reproduit. Cela a de nombreuses conséquences. La principale, semble-t-il, est la suivante : en rendant, grâce au dispositif de reproduction, l’écoute d’un son indépendante de son contexte de production, l’enregistrement a engendré une prise de conscience autonomiste du son et de l’écoute. Ainsi, l’espace sensible a-t-il pu s’appréhender de manière partielle. L’espace sonore, pur corollaire de ce phénomène, en est l’exemple le plus manifeste.



Soundscape

Le terme « soundscape » dérive de l’anglais « landscape » (paysage). Plus qu’un simple anglicisme se substituant à la notion de « paysage sonore », le concept de soundscape s’est autonomisé au point de définir à la fois une posture et une pratique. Sa définition historique, donnée par Raymond Murray Schafer, rend bien compte de sa double destination :

« [Soundscape] : l'environnement des sons. Techniquement, toute partie de cet environnement pris comme champ d'études. Le terme s'applique aussi bien à des environnements réels qu'à des constructions abstraites, tels que compositions musicales ou montages sur bandes, en particulier lorsqu'ils sont considérés comme faisant partie du cadre de vieRaymond Murray Schafer, The Tuning of the World, New York, Alfred A. Knopf 1977, tr. fr. , Le Paysage sonore, Paris, J.-C. Lattès, 1979, p. 376.. »

Le soundscape, en tant que champ double d’appréhension et d’étude, incarne ou représente une posture perceptive qui scinde le sensible pour n’y prélever que de l’audible, substrat acoustique se constituant comme objet primaire. Et c’est bien uniquement à partir de ces objets primaires que peut s’établir une pratique du soundscape, les manipulant et les intégrant à un environnement synthétisé, véritable composition environnementale et musicaleUn label spécialisé dans les sons environnementaux, Gruenrekorder, distingue d'ailleurs les field recordings des soundscapes, en ce que ces derniers sont des recréations d’environnements sonores, là où les field recordings sont des captations d’environnements réels., absolument sonore.

Une telle posture, en forme de prise de conscience du monde audible qui nous entoure, conduit à l’établissement d’un régime spécifié où règnent en maîtres les sons, et seulement les sons. Et ce régime ne se manifeste par rien d’autre que par le concept de soundscape lui-même. Le soundscape, c’est finalement l’espace du tout audible. Or un tel espace, prétendument bâti à partir du son lui-même, est bien moins basé sur l’expérience qu’il n’y paraît. Tim Ingold, dans son article intitulé de manière explicite « Against soundscape » expose clairement cet écart :

« L’environnement dont nous faisons l’expérience, celui que nous connaissons et dans lequel nous évoluons, n’est pas découpé selon différents chemins sensoriels par lesquels nous y accédons. Le monde que nous percevons est toujours le même monde, quel que soit le chemin que nous prenons et chacun de nous peut le percevoir comme étant un centre d’activité et de conscience indivisible. La puissance du concept prototypique de “landscape” réside précisément dans le fait qu’il n’est lié à aucun registre sensoriel spécifique – que ce soit la vision, l’écoute, le toucher, l’odorat ou quoi que ce soitTim Ingold, « Against soundscape », in Autumn Leaves, édité par Angus Carlyle, Londres, Paris, CRiSAP Double Entendre, 2007, p. 10 (non traduit)..  »

Ce que Ingold montre, finalement, c’est la caducité d’une notion de soundscape fléchissant dès la première critique, à savoir qu’on ne peut isoler la perception du son dans un environnement car la notion d’environnement implique, in fine, une polysensorialité ou, plutôt, une absence de spéciation sensorielle. Reste à comprendre, alors, pourquoi un tel concept a été forgé, et pourquoi il est toujours d’usage dans les pratiques du field recording.



Un rapport harmonique au réel

La promotion, à travers l’élaboration du concept de soundscape, d’un être écoutant baigné dans un champ sonore révèle en fait une appréhension harmonique du son, dénotant in fine l’implication d’une nature organisée, ou organisable. Cela se révèle clairement quand Murray Schafer utilise la notion de tonalité (keynote) dans la grille analytique suggérée pour l’écoute d’un paysage sonore. L’écoute, à travers la notion de soundscape, devient alors l’outil privilégié d’une synchronisation au monde, d’un devenir symbiotique entre l’homme et la nature qui l’entoure. Cela s’actualise d’ailleurs dans le fait que le soundscape est indissociable de la notion d’écologie sonore qui lui est co-originaire et dont il est l’étude. La « conscience écoutante », ici, concentre à travers l’audition la conscience d’être-au-monde.

Derrière, donc, l’élaboration du soundscape et la promotion d’un rapport harmonique aux sons du monde, se révèle la recherche, à travers l’écologie sonore, d’un monde organique, c’est-à-dire, très exactement, organisé, et d’un ordre immuable. Les procédures de composition liées au soundscape se fondent alors sur un terreau contextuel, ou circonstanciel, qui excède de loin la seule expérience d’écoute mais qui se fonde sur elle.

C’est en effet à partir de l’écoute, ou plutôt, d’une certaine écoute, que s’exprime ce rapport harmonique. Cette écoute spécifique est qualifiée de timbrale. Une telle écoute, qui reste une écoute musicale, admet la prévalence du timbre sur la hauteur et, de ce fait, étend son champ d’investigation par-delà les traditions de la musique occidentale pour aller ausculter les environnements sonores naturels. L’écoute timbrale, selon Theodore Levin et Valentina Süzükej, est « un miroir sonore idéal du monde naturelTheodore Levin et Valentina Süzükej : Where Rivers and Mountains Sing. Sound, Music, and Nomadism in Tuva and Beyond, Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 2006. ». Aussi, l’usage à des fins musicales des sons enregistrés peut alors générer un curieux transfert : la recherche de musicalité va s’hériter d’une harmonie naturelle ou plus exactement d’une harmonie de la nature qui est une harmonie proprement « timbrale ».

Qu’elle soit donc liée à la captation des sons de la nature, ou qu’elle se constitue autour d’une composition électroacoustique via l’écoute timbrale, la pratique du soundscape s’appréhende comme un simulacre exaltant l’ordre naturel, cherchant à exorciser le chaos sonore produit par l’homme, d’abord en en prenant conscience, puis en le mesurant et enfin en agissant sur lui. En effet, l’engagement qu’initie le soundscape n’est pas simplement « esthétique », mais bien politique, ou, si l’on préfère, idéologique. Le but est bien, à terme, d’agir sur l’environnement sonore. D’ailleurs, le texte fondateur de Murray Schafer, introduisant la notion de soundscape, et intitulé en français Le Paysage Sonore, a pour titre original The Tuning of the World, soit « l’accordage du monde ».



Schizophonie

La pratique du field recording implique elle aussi une épaisseur supplémentaire à l’expérience auditive immédiate. Cette épaisseur est directement liée à la nature du processus associé, à savoir l’enregistrement. Mais plus qu’une épaisseur, il s’agit d’une rupture, rupture dans l’expérience, mais également dans le statut du son. En effet, le son enregistré ne saurait être assimilé au son entendu lors de l’enregistrement, ou, pour le dire plus simplement, le son qu’on entend lorsque qu’on lit l’enregistrement n’est pas le son original, capturé par le microphone. La différence est double : premièrement les caractéristiques acoustiques du son original ne seront jamais parfaitement transduites dans l’enregistreur. Il y aura toujours une différence, si minime soit-elle, du fait même des procédures de transduction et de « stockage » du son ou, plus précisément des inerties ou imperfections techniques réalisant ces mêmes procédures. Cet écart, si elle tombe en dessous du pouvoir discriminant de l’audition (c’est-à-dire si l’on n’entend pas de différence), devient un détail. Mais un second élément demeure divergeant et réside en ceci qu’avec le son original, depuis longtemps évaporé, s’est évanoui également le contexte d’écoute qui lui est associé. Ce contexte d’écoute, c’est, comme on l’a vu, ce que Walter Benjamin désigne par hic et nunc, le ici et maintenant d’apparition.

Cette rupture, enfin, Murray Schafer l’a baptisée « schizophonie » :

« J’ai employé ce terme pour la première fois dans Le Nouveau paysage sonore (The New Soundscape) où il désignait la séparation entre un son original et sa reproduction électro-acoustique. Un son original est lié aux mécanismes qui le produisent. L’électro-acoustique permet d’en obtenir des copies que l’on destine à d’autres lieux et à d’autres moments. J’ai donné au phénomène cette appellation aux consonances « pathologiques » pour faire ressortir le caractère aberrant de son développement au XXe siècleRaymond Murray Schafer, Le Paysage sonore, op. cit., p. 376-377.. »

Si la dernière phrase témoigne, encore une fois, des obsessions idéologiques de Murray Schafer, la définition « schizophonique » répond bien à la pensée « auratique » développée par Benjamin. A savoir, pour le dire grossièrement, que quelque chose se perd dans le processus de reproduction, qu’une authenticité s’évapore avec la reproductibilité technique du phénomène acoustique. Ce qui se perd également, avec la transplantation spatio-temporelle que réalise le couple enregistrement-playback, c’est l’environnement polysensoriel associé au déploiement originel du son et qui concoure, dans toute expérience d’écoute in situ, à densifier l’audition, à l’augmenterBien sûr, les autres sens peuvent masquer, distordre ou parasiter l’écoute, mais on persiste à penser que de telles distorsions, si elles amenuisent l’écoute, si elles réduisent l’entropie effective des sons entendus, n’augmentent pas moins le son d’éléments contextuels qui participent à son épanouissement « stimulique », ou même symbolique.. Or, cette perte était déjà précisément entamée par la constitution du soundscape, comme l’a montré Tim Ingold. Ce que dénonce Murray Schafer, dans la schizophonie, n’est en effet pas si différent des conséquences directes de ce que propose le régime du soundscape, à savoir une extraction et une abstraction du son. Mais qu’une telle schizophonie soit aberrante ou non, comme l’affirme Murray Schafer, est une autre question. Ce qui importe, c’est qu’elle est une modalité incontournable dans l’art du field recording, initiant et produisant des effets en son sein.
Aussi la schizophonie peut être l’occasion d’une recrudescence du sentiment esthétique  à l’endroit du son capturé. Un tel son, extrait et abstrait, peut devenir un objet visé par une écoute formelle ou bien rejoindre le théâtre de l’écoute fantasmatique. Ainsi le son s’autonomise pour être réinvesti dans un monde rêvé. Le bruit du trafic du boulevard périphérique, entendu au loin, peut se transmuer, à l’oreille de l’esthète, en un paisible et bucolique cours d’eau.

Le principe schizophonique peut en effet battre à plein régime dans le son d’une rivière secrète s’écoulant calmement, à l’aube. Entre l’écoute de l’artiste qui enregistre et qui associe au son le contexte de sa capture et l’écoute d’un auditeur X qui ne possède aucune information préalable sur ce qu’il écoute, on aura tout l’écart possible que peut couvrir l’espace entre le son délicat et rare de cette rivière secrète au petit matin et celui, bien plus trivial, d’un robinet de cuisine réglé à un débit satisfaisant. Pour l’auditeur X, ces deux sons seront substituables et pourront être écoutés indifféremment. Pour le field recordist, ils sont absolument incomparables.

Ce n’est donc pas la différence qualitative entre un son et un autre qui s’avère ici déterminante, mais bien ce à quoi le son est associé, ce dont il provient et ce à quoi il fait écho : autant d’éléments que la schizophonie, comme le soundscape, tendent à occulter. Pourtant, cette supplémentarité contextuelle, souvent visuelle, est bien présente dans l’écoute du field recording restitué sous l’emprise schizophonique et il y a toute une pratique parergonaleAddendum, élément ajouté à l’œuvre. qui s’y épanouit. Car l’écoute d’enregistrements sonores n’implique par forcément une écoute acousmatique, ni même une tension vers une telle écoute. La situation d’écoute acousmatique cherche en effet à nier les causes et le contexte d’apparition pour se concentrer sur le son lui-même, en tant qu’objet formel. Or, il n’est pas rare que les œuvres de field recording soient associées à des notices complètes et des photographies du lieu de la prise de son, ou de la prise de son elle-même, effectuée in situ.

Il y a alors une tentative d’exorciser la schizophonie générée par le processus d’enregistrement en munissant l’écoute d’une dimension spectaculaire. Par exemple, l’information visuelle, la singularité topologique ou l’inaccessibilité géographique du lieu de la prise de son peuvent devenir des suppléments de valeur, des suppléments d’âme, prolongeant et accompagnant le son capturé, augmentant les simples caractéristiques sonores de l’enregistrement, les déployant dans un univers contextualisé.

Et c’est précisément par ce qu’il s’isole de son contexte d’apparition que le son schizophonique va pouvoir faire du contexte un supplément de valeur à la pratique artistique de l’enregistrement in situ et aux œuvres elles-mêmes. Le réel inaccessible va être rêvé, idéalisé, augmentant la situation d’écoute de sensations moins fugaces, d’impressions moins fugitives, s’appuyant sur la permanence du visuel, sur une contemplation panoramiqueCette prise en charge panoramique peut tout autant se manifester par un support visuel effectif à l’enregistrement (photographie) que par une description du contexte qui permettra d’imaginer la prise de son. soutenant l’impermanence du sonore.

Il y a finalement une sorte de figure sophistique qui se déploie autour de trois pivots :
— l’isolement du son, à travers l’établissement du soundscape, et son retrait de la chaîne polysensorielle ;
— la schizophonie, écran rendu diaphane par la promesse de la fidélité, formant une rupture invisible, masquée par l’illusion de continuité ;
— le contexte, supplément inappréciable bien que déterminant le caractère rare, original, voire inouï de l’enregistrement.

Ainsi, et paradoxalement, c’est bien la séparation du son enregistré de son apparaître d’origine qui va permettre de récréer un contexte d’écoute d’après la rupture schizophonique, contexte « visio-idéologique », contexte représentationnel assumant la précession du spectacle sur le sens séparé de l’ouïe, mais pourtant bien au service de l’écoute. Le son séparé, schizophonique, a finalement besoin d’un paysage pour se distinguer des innombrables apparitions sonores qui ne cessent d’advenir et pour ainsi pouvoir parler.



Le contexte comme catalyseur du faire-œuvre

Le travail du field recordist ne peut donc s’évaluer strictement d’un point de vue esthétique, bien que les discours autour des œuvres n’aient souvent recours qu’à cet unique mode d’interprétation. Dans un grand nombre d’œuvres liées au field recording, le contexte n’est pas un simple prétexte pour légitimer l’enregistrement, mais est au contraire le moteur même de la prise de son (c’est-à-dire, très exactement, sa raison). Dans un travail étonnant, intitulé « Croatoan », l’artiste Jeph Jerman, sous le pseudonyme de « Hands To », donne à entendre des enregistrements de qualité assez médiocre de vents et d’espaces extérieurs difficilement identifiables. Le rendu sonore ne révèle rien de son origine, et le son, en tant qu’objet formel, ne présente que peu d’intérêt. Mais, l’œuvre elle-même s’avère captivante si l’on sait que ces enregistrements ont été réalisés à Cahokia, cité amérindienne d’Amérique du Nord ayant perduré entre 800 et 1400, avant de s’éteindre mystérieusement. Sachant cela, on peut se figurer, à travers les sons, un parcours, une montée sur les tumulus, une déambulation dans les ruines de la cité, fouettée par les vents. Ce que Jerman réalise, à travers cette œuvre, est une plongée dans les traces matérielles d’une civilisation aux croyances animistes, essayant par là même d’évoquer, ou d’invoquer, les anciens esprits des lieux.

Ce qui se révèle, à travers le simple exemple de « Croatoan », c’est que le devenir œuvre de l’enregistrement ne se circonscrit pas dans le seul donné-à-entendre, mais bien dans le geste même de capturer une situation sonore. C’est bien, ici, la captation du contexte qui fait œuvre. Ce qui fascine, c’est la découverte infinie du monde audible, monde audible qu’il faut inventer, qu’il faut circonscrire dans le monde qu’on imagine, le monde qu’on rêve, pour mieux l’entendre.

L’enregistrement, ainsi ouvert sur le monde, intègre alors dans le son même les circonstances de sa capture et sa raison. Le faire-œuvre se déploie depuis l’acte initial d’aller enregistrer jusqu’au donné-à-entendre qui s’actualise ailleurs, à un autre moment, chez un auditeur « sourd », incapable, sans l’enregistrement, d’entendre cette fraction inouïe du monde audible, fraction isolée, perdue dans les déserts ou dans les rainforests, oubliée dans les ruines amérindiennes, fraction inatteignable, plongée sous la banquise ou encore emprisonnée dans des microvibrations rocheuses.

Le field recording, ainsi, est bien l’extension et le transfert à d’autres auditeurs d’une écoute motivée et initiée par un contexte particulier porteur de sens et de singularités sensibles. Le principe schizophonique est alors dépassé, car ce n’est pas le son, seul, qui est présenté, mais le son circonstancié par une écoute et un contexte. Reste à être vigilant que le contexte ne devienne pas, simplement, un prétexte, mais qu’il soit bien le théâtre d’opérations d’un enjeu plus important, celui de découvrir une nouvelle fraction sonore et qu’enfin « un franc-tireur, un chasseur noir, un voyageur solitaire [en revienne] et di[se] : c’est audible, voici commentJean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974, p. 300. ».

François J. Bonnet est né à Limoges en 1981. Il est membre depuis 2007, du Groupe de Recherches Musicales de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA-GRM). Il est également compositeur et plasticien. Son livre Les mots et les sons, un archipel sonore vient de paraître aux éditions de L'Éclat.